Entre Éros et Thanatos

Tatyana Spassova

 

Au début du XXe siècle, alors que les gadgets numériques et les médias sociaux n’existaient pas encore, une histoire d’amour tragique ébranle l’élite intellectuelle et sociale en Bulgarie. Elle concerne l’un des plus talentueux poètes symbolistes bulgares, Peyo Yavorov et ses rencontres amoureuses - rencontres qu’il a sublimées, dans ses merveilleux poèmes d’amour, en un discours sur l’amour.

Le poète, qui a beaucoup retenu l’attention des femmes, crée dans sa poésie lyrique une image féminine idéale, qui incarne ses critères de beauté - l’image rêvée de Galatée à laquelle il veut, tel un véritable Pygmalion, donner vie. C’est ce qui s’exprime dans son poème « Ce n’est pas ta faute », ce n’est pas de ta faute si je ne t’aime pas :

« Je voulais que tu sois un miroir

de mon rêve au milieu d’une solitude claire :

miroir magique, donnant vie et image

à ma rêverie froide, de bronze en fonte brillante. (1) »

En 1906, en visite chez son ami, l’écrivain Petko Todorov, le poète, qui a alors 26 ans, rencontre Mina Todorova, la sœur de son ami. Elle a 15 ans, et il en tombe passionnément amoureux - ce qui indigne l’opinion publique. La jeune fille mineure devient, pour lui, un objet de désir interdit par les normes morales de la société. Conscient du caractère scandaleux de son amour pour la jeune fille, et face à l’opposition farouche de sa famille, le poète tente alors d’orienter son regard érotisé vers des buts plus élevés, il tente de sublimer l’érotisme dans des vers doux. Il parvient ainsi, dans ses poèmes, à symboliser cette partie de la libido liée au désir, et fait de l’image de la jeune fille, qui incarne pour lui la beauté et la modestie, le signifiant principal de son monde poétique. Il lui dédie un de ses plus beaux poèmes - la miniature littéraire « Deux beaux yeux ».

« Deux beaux yeux. L’âme d’enfant

dans deux beaux yeux - de la musique  – des rayons

Ils ne demandent et ne promettent pas ... (2) »

Un trait d’indécence est toujours un indice clair de la présence de la libido, comme l’indique Patrick Monribot lorsqu’il rappelle que « Freud plaçait la libido du côté de la discorde, du scandaleux, de l’inattendu (3) ».

Mina, de son côté, est une jeune fille qui n’a pas de réponse à la question de savoir « comment être une femme ». Elle est fascinée par son image érotisée dans les paroles du poète. Elle jouit d’être vue par son regard. Mais, avec la publication de ces poèmes d’amour, elle se voit vue par de nombreux autres regards, et, dès lors, le voile de la belle image poétique qui recouvre le réel de la libido manque, le voile de la pudeur est déchiré. Pour Lacan en effet, comme l’indique Laure Naveau dans son article éclairant (4), « le beau [est] plus près du mal que le bien »5. L’aboutissement tragique de cette histoire d’amour, transformée en un discours sur l’amour, vient confirmer cette idée.

Mina Todorova est décédée d’une péritonite tuberculeuse en 1910. Après sa mort, P. Yavorov arrête d’écrire de la poésie. Il compose deux drames qui n’auront pas le même succès que ses poèmes d’amour. Privé du soutien des signifiants de son monde poétique, sans le voile des belles images poétiques pour recouvrir le réel de la libido, le poète est envahi par Thanatos et se suicide à 36 ans.

Références

1. Yavorov P., Œuvres, Volume 1. Sofia, 1965, p. 131.

2. Ibid., p. 96.

3. Monribot P., « Angoisse et libido », consultable sur le site de la SBPL : ТРЕВОГА И ЛИБИДО: Патрик Монрибо (sbpl.bg)

4. Naveau L., « Beauté et pudeur », consultable sur le site de la NLS : https://www.nlscongress2024.amp-nls.org/blogposts/beaut-pudeur-naveau

5. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 256.