Beauté & pudeur Règne de l'image Maître aveugle Captif du monde Séductions Faire tache Corps & parures



bibliographie

 

Quelques ombres et quelques lumières…

LA BIBLIOGRAPHIE DU CONGRÈS 2024 DE LA NLS

CLINIQUE DU REGARD

Pendant ces derniers mois, 40 collègues, tous dans un lien de proximité avec la NLS, ont fouillé dans les publications de Freud, Lacan, Miller et Laurent. De nombreuses citations en ont été extraits selon ces 9 rubriques : 

Pas de vue globale donc qui permettrait de tout voir. Des indices plutôt, par où frayer son chemin de recherche pour jeter quelques ombres et quelques lumières sur le thème du Congrès par un article sur le Blog ou par la présentation d’un cas pour les simultanées cliniques à Dublin.

Nous avons opté pour une double bibliographie, l’une en anglaise, l’autre en français, afin de ne pas en encombrer l’usage. Ces deux versions ne sont pourtant pas les reflets l’une de l’autre. Chacune garde sa particularité selon les trouvailles dans les deux langues.

La bibliographie est en mouvement, comme tout ce qui est pris dans l’élan du travail d’École: une deuxième livraison paraîtra plus tard avec des citations ajoutées, d’autres pourront disparaître.

Alors, ne tardez pas pour la découvrir !

1. Le regard dans le rêve

S. FREUD 

Le rêve possède une merveilleuse poésie, une excellente allégorie, un incomparable humour, une délicieuse ironie. Il contemple le monde dans une lumière idéalisante qui le caractérise, et potentialise souvent l’effet de ses manifestations dans l’intelligence la plus réfléchie de l’essence qui est à leur principe. Il met sous nos yeux le Beau présent sur la terre dans un éclat véritablement céleste, le Sublime dans une majesté suprême, l’Horreur la plus effrayante que l’expérience nous a fait découvrir, dans la figure la plus épouvantable qui soit, le Ridicule avec une drôlerie indescriptiblement impitoyable, et parfois après le réveil nous sommes à tel point emplis encore de l’une de ces impressions, que nous sommes tentés de penser que jamais le monde réel ne nous a encore rien offert de tel.
Freud, S.: L’Interprétation du rêve, traduction J.-P. Lefebvre, Paris, Seuil, 2010, p. 137.

On ne fait pas ce genre d’injection aussi légèrement… Là, le reproche de légèreté est immédiatement décoché contre l’ami Otto. Je crois bien avoir pensé quelque chose comme cela l’après-midi où ses paroles et ses regards ont semblé témoigner de sa prise de parti contre moi.
p. 149.

Je l’emmène à la fenêtre et inspecte sa gorge. Elle manifeste quelque réticence, comme les femmes qui ont un dentier. Je me dis qu’elle n’en a quand même pas besoin. — D’ailleurs, là-dessus, la bouche s’ouvre correctement, et je trouve à droite une grande tache blanche, tandis que de l’autre côté j’observe sur n’étonnâtes formations chiffonnées, manifestement imitées des cornets du nez, des croûtes couleur gris-blanc, assez étendues.
pp. 200-201.

Triméthylamine. Je vois en rêve la formule chimique de cette substance, ce qui en tous cas témoigne d’un gros effort de ma mémoire, et la formule, en outre, est imprimée en gras, comme si l’on voulait faire ressortir du contexte une chose qui serait particulièrement importante. À quoi m’amène maintenant la triméthylamine, sur laquelle mon attention est ainsi attirée?
p. 214.

Le rêve expose un certain état des choses, tel que je voudrais désirer qu’il soit, son contenu est donc une satisfaction de désir, son motif est un désir. C’est là ce qui saute aux yeux. Mais parmi les détails du rêve également, un certain nombre de choses me deviennent compréhensibles depuis la perspective de la satisfaction de désirs.
p. 218.

Chez l’un de mes patients il est arrivé qu’un rêve produise une restitution à peine déformée d’un épisode sexuel, immédiatement identifié comme souvenir fidèle. Le souvenir de cela n’avait certes pas été entièrement perdu à l’état vigile, mais il avait malgré tout été fortement obscurci, et sa réanimation était un succès du travail analytique qui avait précédé. À l’âge de douze ans, le rêveur avait rendu visite à l’un de ses camarades qui se trouvait alité, et qui vraisemblablement n’avait découvert sa nudité qu’à la suite d’un mouvement non intentionnel dans le lit. À la vue de ses organes génitaux, en proie à une sorte de force contraignante, il se déshabilla à son tour et saisit le membre de l’autre, lequel le regarda avec un air étonné et indigné à la suite de quoi il fut pris de gêne et s’éclipsa. Vingt-trois ans plus tard, un rêve répétait cette scène avec tous les détails des sensations qu’il y avait éprouvées, en le modifiant cependant en ce sens que le rêveur, au lieu d’assumer le rôle actif, jouait le rôle passif, cependant que la personne du camarade d’école était remplacée par une personne appartenant à l’époque présente.
pp. 223-224.

Le rêve d’un homme adulte : il voit deux jeunes garçons en train de se battre, deux jeunes tonneliers, comme il le déduit des instruments étalés alentour ; l’un des deux garçons a jeté l’autre par terre, celui qui est allongé a des boucles d’oreille ornées de pierres bleues. Il se précipite sur le malfaisant en brandissant sa canne pour le corriger. Celui-ci trouve refuge auprès d’une femme qui se tient contre une palissade comme si c’était sa mère. C’est une femme de journalier, qui tourne le dos au rêveur. À la fin elle se retourne et le dévisage avec un regard affreux qui lui fait prendre la fuite, effrayé. Dans ses yeux on voit la chair rouge qui saille de la paupière inférieure.
p. 226.

Dans l’histoire juvénile des névrosés le dénudement devant des enfants de l’autre sexe joue un rôle important ; dans la paranoïa, c’est à ces épisodes vécus qu’il faut rapporter l’impression délirante d’être observé quand on s’habille et se déshabille ; chez ceux qui sont restés pervers il existe une classe de personnes chez qui l’impulsion infantile s’est hissée au rang de symptôme : celle des exhibitionnistes.
Par la suite, cette enfance chez qui la honte n’existe pas nous apparaît rétrospectivement comme un paradis, et le paradis lui-même n’est rien d’autre que la figure imaginaire que la masse se fait de l’enfance de l’individu. C’est pourquoi aussi, au paradis, les êtres sont nus et n’éprouvent pas de honte en présence les uns des autres, jusqu’à ce que survienne un moment où s’éveillent la honte et l’angoisse, où l’expulsion se produit, où commencent la vie sexuelle et le travail de la culture. Or le rêve peut nous ramener toutes les nuits dans ce paradis ; nous avons déjà exprimé l’hypothèse que nos impressions de la première enfance (depuis la période préhistorique jusqu’à grosso modo la troisième année achevée), et peut-être sans que leur contenu ait plus d’importance que cela, exigent en soi de faire retour, que leur répétition est la satisfaction d’un désir. Les rêves de nudité sont par conséquent des rêves d’exhibitions.
p. 264.

Dans un troisième rêve je suis enfin à Rome, comme on me le dit dans le rêve. Simplement à ma grande déception je ne vois pas du tout un décor de scène urbaine, mais une petite rivière aux eaux sombres sur un côté de celle-ci, des rochers noirs, de l’autre des prairies avec de grandes fleurs blanches. Je remarque un Herr Zucker (que je connais vaguement) et décide de lui demander le chemin de la ville. Il est manifeste que je m’efforce vainement de voir en rêve une ville que je n’ai pas vue à l’état de veille.
p. 315

Par la suite elle apporte un complément à ce rêve : “I decorate the flowers with green crinkled paper” (je décore les fleurs avec du papier crépon vert). Elle ajoute que c’est du fancy paper (papier fantaisie), celui dont on revêt les pots de fleurs ordinaires. Elle continue : “to hide untidy things, whatever was to be seen, which was not pretty to the eye ; there is a gap, a little space in the flowers”. Soit donc : pour cacher les choses malpropres, qui ne sont pas jolies à regarder ; une fente, un petit espace dans les fleurs, “the paper looks like velvet or moss” (“le papier ressemble à du velours ou à de la mousse”).
p. 392.

Mais je dis alors, en remarquant moi-même l’erreur : non vixit. Je regarde alors P. avec insistance, sous mon regard il devient livide, flou, ses yeux bleuissent pathologiquement – et pour finir il se désagrège. Ce qui me cause un plaisir inouï, comprenant maintenant qu’Ernst Fleischl, lui aussi, n’était qu’une apparition, un revenant, et je trouve tout à fait possible que ce genre de personne n’existe qu’aussi longtemps qu’on le veut bien et qu’on peut s’en débarrasser par le désir de voir quelqu’un d’autre.
p. 425.

Le centre du rêve est constitué par une scène dans laquelle j’anéantis P. d’un regard. [...]
Ce qui m’a terrassé ce jour-là, ce sont les terribles yeux bleus avec lesquels il me regardait et devant lesquels je perdis toute contenance – comme P. dans le rêve, qui à mon grand soulagement a interverti les rôles. Tous ceux qui peuvent se souvenir des yeux merveilleux que ce grand maître garda jusque dans un âge très avancé, et qui l’ont vu en colère, pourront se transporter sans mal dans les affects du jeune pêcheur de jadis.
pp. 425-426.

Ce reproche d’arriver trop tard est devenu le point central du rêve, mais s’est figuré dans une scène où le maître vénéré de mes années d’étude, Brücke, m’adresse ce reproche en me lançant un terrible regard de ses yeux bleus. On verra bientôt ce qui a produit ce détournement de la scène. Le rêve lui-même ne peut pas reproduire la scène telle que je l’ai vécue. Certes il laisse à l’autre les yeux bleus, mais il me donne à moi le rôle destructeur, retournement qui est manifestement l’œuvre de la satisfaction du désir. Le souci que je me fais pour la vie de l’ami, le reproche de ne pas prendre le train pour aller le voir, l’humiliation qui est la mienne (il est venu à Vienne [me voir] sans se faire remarquer), le besoin que j’ai de me tenir pour disculpé par ma maladie, toute cela compose la tempête sentimentale, nettement ressentie pendant le sommeil, qui se déchaîne furieusement dans cette région des pensées du rêve.
p. 478.

Au bout de quelques heures de sommeil, le père rêve que l’enfant est debout au bord de son propre lit, qu’il lui prend le bras et lui fait un reproche à voix très basse: père, ne vois-tu donc pas que je brûle?
p. 757.

 

J. LACAN

Ce corps morcelé, dont j’ai fait aussi recevoir le terme dans notre système de références théoriques, se montre régulièrement dans les rêves, quand la motion de l’analyse touche à un certain niveau de désintégration agressive de l’individu. Il apparaît alors sous la forme de membres disjoints et de ces organes figurés en exoscopie, qui s’ailent et s’arment pour les persécutions intestines, qu’à jamais a fixées par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch, dans leur montée au siècle quinzième au zénith imaginaire de l’homme moderne.                       
Lacan, J.: « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 97.

Nous retrouvons sans cesse ces fantasmagories dans les rêves, particulièrement au moment où l’analyse paraît venir se réfléchir sur le fond des fixations les plus archaïques. Et j’évoquerai le rêve d’un de mes patients, chez qui les pulsions agressives se manifestaient par des fantasmes obsédants ; dans le rêve, il se voyait, lui étant en voiture avec la femme de ses amours difficiles, poursuivi par un poisson volant, dont le corps de baudruche laissait transparaître un niveau de liquide horizontal, image de persécution vésicale d’une grande clarté anatomique. 
Lacan, J.: « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 105.                                                                            

Dès que Freud entre dans le dialogue, le champ visuel se rétrécit. Il prend Irma et commence à lui faire des reproches et à l’invectiver — C’est bien de ta faute, si tu m’écoutais ça irait mieux.
Lacan J., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1978, pp. 184-185.

Cela va très loin, ayant obtenu que la patiente ouvre la bouche, ayant obtenu qu’elle ouvre la bouche - c’est de cela qu’il s’agit justement dans la réalité, qu’elle n’ouvre pas la bouche -, ce qu’il voit au fond, ces cornets du nez recouverts d’une membrane blanchâtre, c’est un spectacle affreux. Il y a à cette bouche toutes les significations d’équivalence, toutes les condensations que vous voudrez. Tout se mêle et s’associe dans cette image, de la bouche à l’organe sexuel féminin, et passant par le nez.
p. 186.          

Il y a là une horrible découverte, celle de la chair qu’on ne voit jamais, le fond des choses, l’envers de la face, du visage, les sécrétats par excellence, la chair dont tout sort, au plus profond même du mystère, la chair en tant qu’elle est souffrante, qu’elle est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui provoque l’angoisse.
p. 186.

Vision d’angoisse, identification d’angoisse, dernière révélation le tu es ceciTu es ceci, qui est le plus loin de toi, ceci qui est le plus informe. C’est devant cette révélation du type Mané, Thecel, Phares que Freud arrive au sommet de son besoin de voir, de savoir, de chercher dans ce dialogue, au niveau strict du dialogue de l’ego avec l’objet.
p. 186.       

La phénoménologie du rêve de l’injection d’Irma, que nous a fait distinguer deux parties. La première aboutit au surgissement de l’image terrifiante, angoissante, de cette vraie tête de Méduse, à la révélation de ce quelque chose d’à proprement parler innommable, le fond de cette gorge, à la forme complexe, insituable, qui en fait aussi bien l’objet primitif par excellence, l’abîme de l’organe féminin, d’où sort toute vie, que le gouffre et la béance de la bouche, où tout est englouti, et aussi bien l’image de la mort, où tout vient se terminer.
p. 196.

Il y a donc apparition spécialement angoissante d’une image qui résume ce que nous pouvons appeler la révélation du réel, dans ce qu’il a de moins pénétrable, du réel sans aucune médiation possible, du réel dernier, de l’objet essentiel qui n’est plus un objet, mais ce quelque chose devant quoi tous les mots s’arrêtent et toutes les catégories échouent, l’objet d’angoisse pas excellence.
p. 196.

Dans le rêve de l’injection d’Irma, C’est au moment où le monde du rêveur est plongé dans le chaos imaginaire le plus grand que le discours entre en jeu, le discours comme tel, indépendamment du sens, puisque c’est un discours insensé. Il apparaît alors que le sujet se décompose et disparaît.
p. 202.

Au point où l’hydre a perdu toutes ses têtes, une voix qui n’est plus la voix de personne fait surgir la formule de la triméthylamine, comme le dernier mot de ce dont il s’agit, le mot de tout. Et ce mot ne veut rien dire si ce n’est qu’il est un mot.
p. 202.

Qu’est-ce que ce rêve ? C’est l’apparition, au-delà d’une fenêtre brusquement ouverte, du spectacle d’un grand arbre, sur les branches duquel sont perchés des loups. [...] La vision du rêve apparaît à Freud comme le renversement de la fascination du regard. C’est dans le regard de ces loups, si angoissant dans le compte rendu qu’en donne le rêveur, que Freud voit l’équivalent du regard fasciné de l’enfant devant la scène qui l’a marqué profondément dans l’imaginaire, et a dévié toute sa vie instinctuelle. Il y a là comme une révélation unique et décisive du sujet, où se concentre je ne sais quoi d’indicible, où le sujet est pour un instant perdu, éclaté.
p. 208.

Dans le premier cas, à la suite d’une relation traumatique avec le père, celui-ci n’est plus appréhendée par la patiente pour sa valeur phallique, mais le voilà qui, à la suite du traitement apparaît dans les rêves avec son image complète, à ceci près qu’elle est censurée au niveau des génitoires, sous la forme de la disparition de poils pubiens. Tous les exemples jouent en ce sens — l’amour partiel de l’objet, amour de l’objet moins les génitoires, donne son fondement à la séparation imaginaire du phallus, en tant qu’intervenant désormais comme fonction centrale et exemplaire.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 445.

Il arrive que l’on voie apparaître, et d’une façon non ambiguë, une forme pure, schématique, du fantasme. C’est le cas dans le rêve de l’observation de L’Homme aux loups. C’est parce que ce rêve à répétition est le fantasme pur dévoilé dans sa structure qu’il prend toute son importance, et que Freud le choisit pour central. Si cette observation a pour nous un caractère inépuisé et inépuisable, c’est parce qu’il s’agit essentiellement, et de bout en bout du rapport du fantasme au réel.
Lacan J.: Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 89.

Or, que voyons-nous dans ce rêve ? La béance soudaine - les deux termes sont indiqués - d’une fenêtre. Le fantasme se voit au-delà d’une vitre, et par une fenêtre qui s’ouvre. Le fantasme est encadré.
p. 89.

Il arrive souvent que nos sujets fassent des rêves où ils ont l’objet en main, soit que quelque gangrène l’ait détaché, soit que quelque partenaire dans le rêve ait pris soin de réaliser l’opération tranchante, soit par quelque accident quelconque. Ces rêves, diversement  nuancés d’étrangeté et d’angoisse, ont un caractère spécialement inquiétant. Ce passage soudain de l’objet à ce qu’on pourrait appeler sa Zuhandenheit, comme dirait Heidegger, sa maniabilité, dans le sens des objets communs, des ustensiles, se trouvent désignés dans l’observation du petit Hans par un rêve, celui de l’installateur des robinets, qui va le dévisser, le revisser, faire passer l’eingewurzelt, de ce qui était ou non bien enraciné dans le corps, au registre de l’amovible.           
p. 107.

Freud sait toute la fragilité des moires de l’inconscient concernant ce registre, quand il introduit le dernier chapitre de La Science des rêves par ce rêve qui, de tous ceux qui sont analysés dans le livre, a un sort à part - rêve suspendu autour du mystère le plus angoissant, celui qui unit un père au cadavre de son fils tout proche, de son fils mort. Le père succombant au sommeil voit surgir l’image du fils, qui lui dit – Ne vois-tu pas, père, que je brûle ? Or, il est en train de brûler dans le réel, dans la pièce à côté.
Pourquoi donc soutenir la théorie du rêve qui fait du rêve l’image d’un désir, de cet exemple où, dans une sorte de reflet flamboyant, c’est justement une réalité qui, quasiment calquée, semble ici arracher le rêveur à son sommeil?
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 35.

Qu’est-ce à dire – sinon que, dans l’état dit de veille, il y a élision du regard, élision de ceci que, non seulement ça regarde, mais ça montre. Dans le champ du rêve, au contraire, ce qui caractérise les images, c’est que ça montre.
p. 72.

Ça montre — mais là encore, quelque forme de glissement du sujet, se démontre. Reportez-vous à un texte de rêve quel qu’il soit [...] replacez-le dans ces coordonnées, et vous verrez que ce ça montre vient en avant. Il vient tellement en avant, avec les caractéristiques en quoi il se coordonne —  à savoir l’absence d’horizon, la fermeture, de ce qui est contemplé dans l’état de veille, et, aussi bien, le caractère d’émergence, de contraste, de tache, de ses images, l’intensification de leurs couleurs — que notre position dans le rêve est, en fin de compte, d’être foncièrement celui qui ne voit pas ?
p. 72.

Dans un rêve, il est un papillon. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il voit le papillon dans sa réalité de regard. Qu’est-ce que tant de figures, tant de dessins, tant de couleurs? – sinon ce donner à voir gratuit, où se marque pour nous la primitivité de l’essence du regard. C’est mon Dieu, un papillon qui n’est pas tellement différent de celui qui terrorise l’homme aux loups – et Maurice Merleau-Ponty en connaît bien l’importance, qui nous y réfère dans une note non intégrée à son texte. Quand Tchoang-tseu est réveillé, il peut se demander si ce n’est pas le papillon qui rêve qu’il est Tchoang-tseu.
p. 72.

Freud maintient la libido comme l’élément essentiel du processus primaire. Cela veut dire [...] que l’hallucination, l’hallucination la plus simple du plus simple des besoins, l’hallucination alimentaire elle-même, telle qu’elle se produit dans le rêve de la petite Anna, quand elle dit je ne sais plus quoi tarte, fraise, œufs et autres menues friandises, il n’y a pas purement et simplement présentification des objets d’un besoin. Ce n’est qu’en raison de la sexualisation de ces objets que l’hallucination du rêve est possible — car, vous pouvez le remarquer, la petite Anna n’hallucine que les objets interdits. La chose doit se discuter dans chaque cas, mais la dimension de signification est absolument à repérer dans toute hallucination pour nous permettre de saisir ce dont il s’agit dans le principe du plaisir. C’est du point où le sujet désire que la connotation de réalité est donnée dans l’hallucination.                          
p. 142.

Dans L’Homme aux loups, je dirai, pour vous donner le fil d’Ariane qui vous guidera dans la lecture, que la brusque apparition des loups dans la fenêtre du rêve, joue la fonction du s, représentant de la perte du sujet.
Ce n’est pas seulement que le sujet soit fasciné par le regard de ces loups au nombre de sept, qui d’ailleurs dans son dessin ne sont que cinq, perchés sur l’arbre. C’est que leur regard fasciné, c’est le sujet lui-même.
pp. 226-227.

 

J.-A. MILLER

La perception n’appelle pas, ou pas directement, le réveil de la conscience, à la différence des moments où le sujet rencontre l’objet a dans son rêve. Tout se passe dans l’espace entre perception et conscience, espace où, à travers ce que nous percevons, le perceptum, la réalité perçue, se répète la relation du sujet avec la jouissance. En ce sens, c’est le Trieb freudien, la pulsion, qui réveille.
Miller, J.-A.: « L’image reine », La Cause du désir, N° 94, p. 19.

J’ai évoqué les images du rêve. Mais Freud ne s’arrête pas tant sur les images du rêve que sur son récit. Il s’agit de ce qui en est dit et non pas de l’image, de ce qui serait vu dans une modalité très spéciale du visible.
p. 20.

 

É. LAURENT

Le semblant défie l’opposition entre le voir et le vu, entre l’objet et sa représentation. Pour déplacer l’évidence du phallus qui manque à sa place, dans le champ de la vision, Lacan souligne que le sujet peut rêver se voir voyant. Bien qu’il ne puisse se voir voyant, il peut le rêver. J. Lacan fait référence au poème de Paul Valéry de La jeune Parque, qui se voit voyante. Elle tente cette expérience d’une conscience qui pourrait se rêver consciente d’elle-même.
Laurent, É.: « Le sacre du Congrès et son silence », La Lettre mensuelle, N° 287, p. 3.

2. Le regard dans les cas freudiens

 

S. FREUD

Un jour ce qui devait arriver dans ces circonstances arriva : le père rencontra sa fille dans la rue en compagnie de cette dame, qu'il connaissait déjà de vue. II les croisa toutes deux en leur lançant un regard furieux qui ne présageait rien de bon.
Immédiatement après, la jeune fille s'arracha au bras de sa compagne, enjamba un parapet et se précipita sur la voie du chemin de fer urbain, qui passait en contrebas.
Freud, S.: « Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 2002, p. 246.

 

J. LACAN

Un autre aspect du mouvement de la remémoration nous paraît converger vers l’idée que nous allons émettre. C’est la correction que le sujet y apporte secondairement, à savoir que le noyer dont il s’agit dans le récit et qui ne nous est pas moins familier qu’à lui quand il évoque sa présence dans le rêve d’angoisse, qui est en quelque sorte la pièce maîtresse du matériel de ce cas, y est sans doute apporté d’ailleurs, à savoir d’un autre souvenir d’hallucination où c’est de l’arbre lui-même qu’il fait sourdre du sang.
Lacan, J.: «Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la «Verneinung» de Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 391.

Dans L’Homme aux loups, je dirai, pour vous donner le fil d’Ariane qui vous guidera dans la lecture, que la brusque apparition des loups dans la fenêtre du rêve, joue la fonction du s, représentant de la perte du sujet.
Ce n’est pas seulement que le sujet soit fasciné par le regard de ces loups au nombre de sept, qui d’ailleurs dans son dessin ne sont que cinq, perchés sur l’arbre. C’est que leur regard fasciné, c’est le sujet lui-même.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, pp. 226-227.

 

J.-A. MILLER

[…] l’explication sensationnelle qu’en donne Freud, à savoir que ça ne doit pas du tout se comprendre en allemand, mais à partir du fait que ce sujet fétichiste [...] avait été élevé en Angleterre et qu’il avait été alors tout à fait frappé, on ne sait comment, par l’expression de glance at the nose, c’est-à dire non pas du tout un brillant sur le nez mais un regard sur le nez. A cause d’une mauvaise traduction en allemand, le voilà devenu à perpette prisonnier du brillant sur le nez. […] C’est au nez lui-même que Freud attribue le terme de fétiche. […] Ce nez se cache dans l’ombre comme la chauve-souris, parce qu’il ne supporte pas le jour et parce qu’au jour il n’existe pas. Il n’existe que caché, on ne peut pas le voir, et c’est sans doute pourquoi le terme de glance a été remplacé par Glanz, c’est-à-dire par quelque chose qui brille, et qui est en quelque sorte symétrique et inverse de son statut foncièrement caché. Il est d’autant plus caché qu’il n’existe pas. Il ne peut exister que caché, parce que c’est ce qui permet d’y croire. C’est précisément ce caché qui s’inverse dans le brillant. […] le regard, on peut penser que c’est le sujet qui le donne sur le nez qui serait caché sous les jupes. On pourrait penser que ça va du sujet vers l’Autre, et que ça lui revient de l’Autre en tant que Glanz. Du regard que le sujet porte sur l’objet qui n’existe pas, lui revient une condition de l’objet lui-même. Ça revient comme l’exigence que sur le nez de l’Autre soit comme écrit son regard dans le brillant – il y a des regards brillants. Du coup, c’est le sujet, le pauvre, qui ne cesse pas d’être regardé par ce qui lui tire l’œil. Pour lui, désormais, le regard sera partout où il y aura ce petit brillant sur le nez d’une dame.
Miller, J.-A.: Orientation lacanienne « Les divins détails », leçon du 8 mars 1989, inédit.

Quand nous prenons le cas Schreber nous voyons que, quand pour lui la libido se retire du monde, l’image des autres se délibidinalise et il ne perçoit plus que des « ombres d’hommes ». C’est dire que quand la charge libidinale, que nous écrivons petit a, se retire, nous avons immédiatement un monde peuplé d’ombres. Et quand, dans un mouvement inverse, la libido envahit l’image, nous voyons en lui son extrême jouissance narcissique. Après avoir expérimenté le retrait de la libido des images des autres, nous observons la concentration de libido dans l’image du corps propre, et son image est alors envahie, pour le dire ainsi, de libido non castrée. Pour cette même raison, il perçoit l’image du corps propre comme féminin, comme doté d’une jouissance qui ne se réduit pas à la jouissance phallique, d’une jouissance qui l’envahit totalement.
Miller, J.-A.: « L’image du corps en psychanalyse », La Cause freudienne, N° 68, p. 99.

Il consacre, dans son Séminaire XI, tout un chapitre à l'interprétation. Il invite l'analyste à s'intéresser au signifiant comme non-sens irréductible, traumatique, auquel le sujet est assujetti. Il donne comme exemple l'homme aux loups. Il évoque la brusque apparition des loups dans le rêve, et il évoque le regard des loups, regard qui pourrait pour nous, instruits par Lacan lui-même, indiquer que le cœur de ce rêve est l'émergence du regard comme objet a. Mais Lacan invite là à traiter du signifiant originel. On voit que dans la relecture qu'il fait du cas de l'homme aux loups, il fait porter précisément l'interprétation sur l'élément signifiant, et qu'il écarte tout à fait cette émergence du regard comme objet a. Il l'écarte tout à fait de l'interprétation.
Miller, J.-A.: Orientation lacanienne « La fuite du sens », leçon du 3 avril 1996, inédit.

Dans l’intérêt qu’elle manifeste pour monsieur K, Lacan sait lire que son véritable intérêt se porte sur madame K, chose que Freud a manquée et qui lui a valu le départ de Dora. L’être-à-trois de Dora, si je puis dire, est en homologie formelle avec celui de Lol – le rapport de Dora avec le couple des K est formellement homologue au rapport de Lol avec le couple d’amants Hold – Tatiana. Cette homologie formelle est importante, elle résonne, elle est hystériforme. Cependant, le fait que le véritable intérêt de Dora se dirige vers madame K reste un secret, en attente d’une interprétation. Dora le sait, elle le manifeste, mais à l’état inconscient. Lorsqu’on méconnaît sa liaison avec madame K, elle réagit aussitôt, mais c’est en attente d’une interprétation. Tandis que, dans le cas de Lol, la chose est dite, explicitée, bien loin du statut de secret à interpréter comme dans le cas de Dora. On saisit un changement de plan malgré l’homologie formelle des relations : le fantasme est comme réalisé, ou plutôt il est passé au réel.
Miller, J.-A.: « Le corps dérobé », La Cause freudienne, N° 103, pp. 30-31.

Ce n’est pas du cas de l’Homme aux loups que l’on pourrait mettre directement en valeur l’objet scopique.
Miller, J.-A.: « L’Homme aux loups (suite et fin) », La Cause freudienne, N° 73, p. 64.

[…] le chapitre du rêve. C’est là quelque chose de central, que Lacan reprend dans le Séminaire XI, où il met en exergue la fonction du regard chez l’Homme aux loups.
p. 64.

C’est là quelque chose qui a échappé à Freud, sauf en deux points : le premier quand il note la position de spectateur de l’Homme aux loups et va jusqu’à dire que la passivité foncière du sujet – d’abord rapportée à la séduction à trois ans et demi de la part de la sœur, mais retraduite ensuite en homosexualité quand la signification génitale va intervenir – est peut-être foncièrement présente dès la position du sujet dans la scène primitive.
pp. 64-65

La position passive était peut-être là depuis toujours. Ce rappel de Freud peut être pris comme une indication de la fonction du regard chez ce sujet. Dans la scène primitive qui est censée causer tout le mal, il est celui qui regarde […].
p. 65.

Deuxièmement, il y a le fait […] qu’il va se faire voir par un certain nombre de spécialistes. Je trouve très remarquable que vous ayez isolé, à partir d’éléments du Séminaire XI, la pulsion de se faire voir chez ce sujet, car elle n’avait jusqu’à présent pas été évoquée ici. Construire cette pulsion foncière de ce sujet est lumineux. Du coup, cela fait converger beaucoup d’éléments dans l’épisode avec Ruth Mac Brunswick : l’Homme aux loups est vraiment là coincé dans la position de se faire voir. Malgré le caractère très limité des éléments scopiques que nous avons dans l’observation elle-même, on est tenté de donner à cette pulsion une place majeure. C’est un apport certain.
p. 65.

[…Une] phrase clinique de Lacan [… :] arracher l’obsessionnel à l’emprise du regard. Ça ne va pas de soi qu’on puisse dire que ce soit là l’essentiel. On dirait dans la psychanalyse qu’il s’agit de l’idéal du moi, de l’instance qui surveille et qui juge. On évoquerait l’Homme aux rats qui, à un moment crucial de sa jouissance, s’en va s’ouvrir la porte pour voir si son père n’est pas là. Au fond, ce que Lacan indique au contraire, c’est que le père, le grand I de l’idéal du moi, au fond ce sont des fictions. Ce sont des fictions qui permettent de méconnaître ce qu’il y a à la racine qui est la présence du regard. Le réel du symptôme obsessionnel, ce n’est pas le père. Ce n’est pas l’idéal du moi. Le réel du symptôme obsessionnel que Lacan nous invite à atteindre, c’est le regard. L’idéal et le père sont dérivés du regard. C’est dans ce sens que Lacan peut dire que la vérité est sœur de la jouissance, sœur cadette, c'est-à-dire qu’elle vient après et qu’il y a d’abord la jouissance, ce qui vraiment inverse l’ordre sublimatoire dans lequel l’orthodoxie psychanalytique, y compris la lacanienne, nous a appris à penser.
Miller, J.-A.: Orientation lacanienne « L'Être et l’Un », leçon du 25 mai 2011, inédit.

 

3. Invidia et le mauvais oeil

 

S. FREUD

L’une des formes de superstition les plus étrangement inquiétantes et les plus répandues est la peur du “mauvais œil”…Quiconque possède quelque chose d’à la fois précieux et fragile, redoute l’envie des autres en projetant sur eux l’envie qu’il aurait éprouvée dans la situation inverse.
Freud, S.: « L’inquiétante étrangeté », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Éditions Gallimard, 1985, p. 244.

De telles motions (projections du mauvais œil) se trahissent par le regard, même quand on leur refuse l’expression verbale, et quand quelqu’un se distingue des autres par des caractéristiques frappantes, en particulier de nature antipathique, on présume de lui que son envie prendra une force particulière et traduira également cette force par des effets.
Freud, S.: « L’inquiétante étrangeté », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Éditions Gallimard, 1985, p. 244.

 

J. LACAN

Le moi se constitue en même temps que l’autrui dans le drame de la jalousie.
Lacan, J.: « Complexes familiaux », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 43.

L'expérience subjective doit être habilitée de plein droit à reconnaître le nœud central de l'agressivité ambivalente, que notre moment culturel nous donne sous l'espèce dominante du ressentiment, jusque dans ses plus archaïques aspects chez l'enfant. Ainsi pour avoir vécu à un moment semblable et n'avoir pas eu à souffrir de cette résistance behaviouriste au sens qui nous est propre, saint Augustin devance-t-il la psychanalyse en nous donnant une image exemplaire d'un tel comportement en ces termes : « Vidi ego et expertus sum zelantem parvulum : nondum loquebatur et intuebatur pallidus amaro aspectu conlactaneum suum », « J'ai vu de mes yeux et j'ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait, tout pâle et d'un regard empoisonné, son frère de lait. » Ainsi noue-t-il impérissablement, avec l'étape infans (d'avant la parole) du premier âge, la situation d'absorption spectaculaire : il contemplait, la réaction émotionnelle : tout pâle, et cette réactivation des images de la frustration primordiale : et d'un regard empoisonné, qui sont les coordonnées psychiques et somatiques de l'agressivité originelle.
Lacan J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 114-115.

Nous rejoignons là ce que le simple psychologue peut observer du comportement des sujets. Saint Augustin, par exemple, signale, dans une phrase que j’ai souvent répétée, cette jalousie ravageante, déchaînée, que le petit enfant éprouve pour son semblable, et principalement lorsque celui-ci est appendu au sein de sa mère, c’est-à-dire à l’objet du désir qui est pour lui essentiel.
Lacan J., Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 193.

Le peintre, à celui qui doit être devant son tableau, donne quelque chose qui, dans toute une partie, au moins, de la peinture, pourrait se résumer ainsi - Tu veux regarder ? Eh bien, vois donc ça ! Il donne quelque chose en pâture à l'œil, mais il invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard, comme on dépose les armes.
C'est là l'effet pacifiant, apollinien, de la peinture. Quelque chose est donné non point tant au regard qu'à l'œil, quelque chose qui comporte abandon, dépôt, du regard.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 93.

Au niveau scopique, nous ne sommes plus au niveau de la demande, mais du désir, du désir à l'Autre […]
D'une façon générale, le rapport du regard à ce qu'on veut voir est un rapport de leurre. Le sujet se présente comme autre qu'il n'est, et ce qu'on lui donne à voir n'est pas ce qu'il veut voir. C'est par là que l'œil peut fonctionner comme objet a, c'est-à-dire au niveau du manque (-Ф).
p. 96.

Modifiant la formule qui est celle que je donne du désir en tant qu'inconscient — le désir de l'homme est le désir de l'Autre — je dirai que c'est d'une sorte de désir à l'Autre qu'il s'agit, au bout duquel est le donner-à-voir.
p. 105.

En quoi ce donner-à-voir apaise-t-il quelque chose? - sinon en ceci qu'il y a un appétit de l'œil chez celui qui regarde. Cet appétit de l'œil qu'il s'agit de nourrir fait la valeur de charme de la peinture. Celle-ci est, pour nous, à chercher sur un plan beaucoup moins élevé qu'on ne le suppose, dans ce qu'il en est de la vraie fonction de l'organe de l'œil, l'œil plein de voracité, qui est le mauvais œil.
p. 105.

Il est frappant, si l'on songe à l'universalité de la fonction du mauvais œil, qu'il n'y ait trace nulle part d'un bon œil, d'un œil qui bénit. Qu'est-ce à dire? — sinon que l'œil porte avec lui la fonction mortelle d'être en lui-même doué — permettez-moi ici déjouer sur plusieurs registres — d'un pouvoir séparatif.
p. 105.

Invidia vient de videre. L’invidia la plus exemplaire, pour nous analystes, est celle que j'ai depuis longtemps relevée dans Augustin pour lui donner tout son sort, à savoir celle du petit enfant regardant son frère pendu au sein de sa mère, le regardant amare conspectu, d'un regard amer, qui le décompose et fait sur lui-même l'effet d'un poison.
p. 105.

Pour comprendre ce qu’est l’invidia dans sa fonction de regard, il ne faut pas la confondre avec la jalousie. Ce que le petit enfant, ou quiconque, envie, ce n'est pas du tout forcément ce dont il pourrait avoir envie, comme on s'exprime improprement. L'enfant qui regarde son petit frère, qui nous dit qu'il a encore besoin d'être à la mamelle? Chacun sait que l'envie est communément provoquée par la possession de biens qui ne seraient, à celui qui envie, d'aucun usage, et dont il ne soupçonne même pas la véritable nature.
p. 106.

Chacun sait que l'envie est communément provoquée par la possession de biens qui ne seraient, à celui qui envie, d'aucun usage, et dont il ne soupçonne même pas la véritable nature. Telle est la véritable envie. Elle fait pâlir le sujet devant quoi? — devant l'image d'une complétude qui se referme, et de ceci que le petit a, le a séparé à quoi il se suspend, peut être pour un autre la possession dont il se satis­fait, la Befriedigung.
p.106.

Ce temps du regard, terminal, qui achève un geste, je le mets étroitement en rapport avec ce que je dis ensuite du mauvais œil. Le regard en soi, non seulement termine le mouvement, mais le fige.
p. 107.

Qu'est-ce que c'est que cette butée, ce temps d'arrêt du mouvement? Ce n'est rien d'autre que l'effet fascinatoire, en ceci qu'il s'agit de déposséder le mauvais œil du regard, pour le conjurer.
Le mauvais œil, c'est le fascinum, c'est ce qui a pour effet d'arrêter le mouvement et littéralement de tuer la vie. Au moment où le sujet s'arrête suspendant son geste, il est mortifié. La fonction anti-vie, anti-mouvement, de ce point terminal, c'est le fascinum, et c'est précisément une des dimensions où s'exerce directement la puissance du regard. L'instant de voir ne peut intervenir ici que comme suture, jonction de l'imaginaire et du symbolique, et il est repris dans une dialectique, cette sorte de progrès temporel qui s'appelle la hâte, l'élan, le mouvement en avant, qui se conclut sur fascinum.
p. 107.

Car c'est en tant que tout désir humain est basé sur la castration que l'œil prend sa fonction virulente, agressive, et non pas simplement leurrante comme dans la nature. On peut cueillir parmi ces amulettes, des formes où se dessine un contre-œil — C'est homéopathique. Par ce biais on arrive à introduire ladite fonction prophylactique.
[...] L'œil peut être prophylactique, mais en tout cas, il n'est pas bénéfique, il est maléfique. Dans la Bible, et même dans le Nouveau Testament, de bon œil il n'y en a pas, des mauvais il y en a dans tous les coins.
p. 108.

Cet a se présente justement, dans le champ du mirage de la fonction narcissique du désir, comme l'objet inavalable, si l'on peut dire, qui reste en travers de la gorge du signifiant. C'est en ce point de manque que le sujet a à se reconnaître.
p. 243.

Je doute, comme dit le jaloux qui vient de voir par le trou de la serrure, un arrière-train en position d'affrontement avec des jambes qu'il connaît bien, et il se demande… si ce n'est pas Dieu et son âme, le fondement du sujet de Descartes. L'incompatibilité du sujet avec l'étendue n'est pas raison suffisante à identifier à l'étendue le corps.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2023, p. 330.

On en reste — et c'est bien en quoi j’ai dit que le a est un semblant d'être — à la notion — et c'est là que l'analyse, comme toujours, est un petit peu boiteuse — à la notion de la haine jalouse, celle qui jaillit de la jalouissance, de celle qui s'imageaillisse du regard chez saint Augustin qui l’observe, le petit bonhomme. Il est là en tiers. Il observe le petit bonhomme et, pallidus, il en pâlit, d'observer, suspendu à la tétine, le conlactaneum suum. Heureusement que c'est la jouissance substitutive première, dans l'énonciation freudienne, le désir évoqué d'une métonymie qui s'inscrit d'une demande supposée, adressée à l'Autre, de ce noyau de ce que j’ai appelé Ding, dans mon séminaire de L’Éthique de la psychanalyse, soit la Chose freudienne, et, en d'autres termes, le prochain même que Freud se refuse à aimer au-delà de certaines limites.
L'enfant regardé lui l'a, le a. Est-ce qu'avoir le a, c'est l'être ? Voilà la question sur laquelle je vous laisse aujourd'hui. »
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XX, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 128.

 

J.-A. MILLER

Qu'est-ce qui est présent du judaïsme dans le freudisme ? Il est quand même incroyable de voir que ce qui a l'air d'être le plus populaire, ce soit la position sartrienne, position qui consiste à dire que le Juif n'existe pas, qu'il n’existe que par le regard d'autrui. Ça devrait susciter une insurrection, précisément dans ce centre où on vous tartine de la spécificité juive, spécificité qui représente l'existence même d’un tel centre. Dans la méconnaissance la plus absolue, on fait ça d'un côté, et, de l'autre, on est sartrien. Eh bien, à cet égard, je suis lacanien. Je ne pense pas que c'est le regard d'autrui qui est constitutif de cette position. Mais je ne pense pas non plus que l'on doive tartiner ça à longueur de journée. Ce qui est présent du judaïsme dans le freudisme, disons que c'est d’abord le père, la fonction du père.
Miller, J.-A.: Orientation lacanienne, « Extimité », leçon du 29 janvier 1986, inédit.

Nous avons donc un moment d’anorexie imaginaire et un autre moment de boulimie imaginaire. Je crois que toutes les analyses de Lacan à propos du champ visuel développent le fait que le secret de l’image, c’est la castration. Il se sert de cela du tableau de Holbein, Les ambassadeurs, dans le Séminaire XI, pour montrer que sur le couple imaginaire, la castration est présente, pour faire percevoir la structure même du champ visuel. Quand deux ans après, il prend le tableau de Velasquez, Les Ménines, avec une analyse un peu sens dessus dessous, il le fait aussi pour situer le (-Ф) sous le jupes de la petite menine, dans ce cas. C’est comme s’il nous disait que, lorsqu’on analyse le visuel, il convient de chercher toujours la castration.
Miller, J.-A.: « L’image du corps en psychanalyse », La Cause freudienne, N° 68, p. 101.

« Je ne te vois jamais d’où tu me regardes ». Qu’est-ce que cela signifie ? Parce que l’on suppose que je te vois et que tu me regardes de là où tu es dans le monde. Il s’agit d’un regard comme supplémentaire qu’il y a toujours  - pour reprendre l’exemple de Merleau-Ponty – et qui est le regard contenu dans la visibilité même. Qu’en plus de la vision qu’un autre peut avoir de moi, il y a le regard supplémentaire de l’Autre, de l’Autre caché. On peut percevoir cela quand la lumière non seulement offre un champ de visibilité mais se concentre en même temps sur un point lumineux qui peut avoir valeur de regard, qui incarne un moment le regard omniprésent du grand Autre.
p. 103.

Au regard s’attache toujours un affect de reproche. Cette dimension est absente de la Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty dont Jacques Lacan a pris son départ pour renouveler la notion de la pulsion scopique, et par là, de la pulsion en général. Au regard de l’Autre s’attache toujours une étrangeté. Le regard porte en lui et nourrit des phénomènes d’Unheimlichkeit, d’étrangeté inquiétante.
Miller, J.-A.: « D’un regard, l’étrangeté », La Cause du désir, N° 102, p. 45.

 

4. Psychosomatique et le regard médical

S. FREUD

Chez l'hystérique la représentation ‘être aveugle’ ne procède pas de la suggestion de l'hypnotiseur mais naît spontanément, comme on dit, par autosuggestion [...].
Freud, S.: « Le trouble psychogène de la vision dans la conception psychanalytique », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 2002, p. 167.

En effet les excitations parvenant à l'œil « aveugle » peuvent avoir certaines conséquences psychiques, par exemple susciter des affects, bien qu'elles soient inconscientes. Ceux qui sont atteints de cécité hystérique ne sont donc aveugles que pour la conscience ; dans l'inconscient ils voient.
p. 168.

Les hystériques ne sont pas aveugles par suite de la représentation autosuggestive ‘je ne vois pas’ mais par suite de la dissociation entre processus inconscients et processus conscients dans l'acte visuel ; leur représentation ‘je ne vois pas’ est l'expression justifiée de l'état de choses psychique, et non pas sa cause.
p. 168.

 

J. LACAN 

Aussi bien la théorie de la sexualité que M. Alexander introduit sous le chef de la psychosomatique nous révèle-t-elle le sens de sa position : la sexualité, nous l'avons entendu, est une forme spécifique de décharge pour toutes les tensions psychologiques en excès. Ainsi la dialectique freudienne qui a révélé la vérité de l'amour dans le cadeau excrémentiel de l'enfant ou dans ses exhibitions motrices, se renverse ici en un bilanisme hors nature où la fonction sexuelle se définit biologiquement comme un surplus de l'excrétion, psychologiquement comme un prurit né d'un moi à la limite de son efficacité.
Lacan, J.: « Intervention au Ier Congrès mondial de psychiatrie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 129-130.

Si quelque chose est suggéré par les réactions psychosomatiques en tant que telles, c’est bien qu’elles sont en dehors du registre des constructions névro­tiques. Ce n’est pas une relation à l’objet. C’est une relation à quelque chose qui est toujours à la limite de nos élabora­tions conceptuelles, à quoi on pense toujours, dont on parle quelquefois, et qu’à proprement parler nous ne pouvons pas saisir, et qui quand même est là, ne l’oubliez pas - je vous parle du symbolique, de l’imaginaire, mais il y a aussi le réel. Les relations psychosomatiques sont au niveau du réel.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, pp. 120-121.

[...] l'appréhension directe de phénomènes structurés tout différemment de ce qui se passe dans les névroses, à savoir où il y a je ne sais quelle empreinte ou inscription directe d'une caractéristique, et même, dans certains cas, d'un conflit, sur ce que l'on peut appeler le tableau matériel que présente le sujet en tant qu'être corporel. Un symptôme tel qu'une éruption, diversement qualifiée dermatologiquement, de la face, se mobilisera en fonction de tel anniversaire, par exemple de façon directe, sans intermédiaire sans dialectique aucune, sans qu'aucune interprétation puisse marquer sa correspondance avec quelque chose qui soit du passé du sujet.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, pp. 352-353.

Lors de la séance du rêve, elle [Ella Sharpe] commence à mettre le sujet sur la voie de son agression. Le lendemain, on apprend qu’il en est résulté une curieuse manifestation de sa part, dont elle ne relève pas tout à fait le caractère, et que l’on peut appeler psychosomatique — avant d’entrer, il a éprouvé à la place de la toux une petite colique. Dieu sait s’il a serré son cul pour cela. C’est que, comme je l’ai dit tout à l’heure, au moment d’entrer dans le cabinet de l’analyste pour la séance suivante, il a tout à perdre.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2013, p. 250.

[...] un non, un ne, ce tic, cette grimace, bref, ce fléchissement du corps, cette psychosomatique, qui est le terme où nous avons à rencontrer la marque du signifiant.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 360.

La psycho-somatique, c'est quelque chose qui n'est pas un signifiant, mais qui, tout de même, n'est concevable que dans la mesure où l'induction signifiante au niveau du sujet s'est passée d'une façon qui ne met pas en jeu l’aphanisis du sujet.
[...] C'est dans la mesure où un besoin viendra à être intéressé dans la fonction du désir que la psycho-somatique peut être conçue comme autre chose que ce simple bavardage qui consiste à dire qu'il y a une doublure psychique à tout ce qui se passe de somatique. On le sait depuis bien longtemps. Si nous parlons de psycho-somatique, c'est dans la mesure où doit y intervenir le désir. C'est en tant que le chaî­non désir est ici conservé, même si nous ne pouvons plus tenir compte de la fonction aphanisis du sujet.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, pp. 206-207.

Il n'en reste pas moins qu'à l'articuler ainsi, cette expérience a l'intérêt, en effet essentiel, de nous permettre de situer ce qui est à concevoir de l'effet psycho-somatique. J'irai jusqu'à formuler que, lorsqu'il n'y a pas d'intervalle entre S1 et S2 lorsque le premier couple de signifiants se soli­difie, s’holophrase, nous avons le modèle de toute une série de cas [...].
p. 215.

Je vous ai donné les éléments pour le comprendre, en vous disant que l'objet a peut être identique au regard. Eh bien, Freud pointe précisément le nœud de l'hypnose en formulant que l'objet y est un élément assurément difficile à saisir, mais incontestable, le regard de l'hypnotiseur.
p. 303.

L’inconscient ne touche à l’âme que par le corps, d’y introduire la pensée.
Lacan, J.: « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 512.

La question devrait se juger au niveau de – quelle est la sorte de jouissance qui se trouve dans le psychosomatique ? Si j’ai évoqué une métaphore comme celle du gelé, c’est bien parce qu’il y a certainement cette espèce de fixation. Ce n’est pas pour rien non plus que Freud emploie le terme de Fixierung – c’est parce que le corps se laisse aller à écrire quelque chose de l’ordre du nombre.
[...] c’est par la révélation de la jouissance spécifique qu’il a dans sa fixation qu’il faut toujours viser à aborder le psychosomatique. C’est en ça qu’on peut espérer que l’inconscient, l’invention de l’inconscient, puisse servir à quelque chose. C’est dans la mesure où ce que nous espérons, c’est de lui donner le sens de ce dont il s’agit. Le psychosomatique est quelque chose qui est tout de même, dans son fondement, profondément enraciné dans l’imaginaire.
Lacan, J.: « Conférence à Genève sur le symptôme », La Cause du désir, N° 95, p. 20.

 

J.-A. MILLER 

Dès lors qu’après ce grand I - qui pourrait être celui de Imprimé -, nous laissons les parenthèses vides, nous pourrions à l’occasion remplir ces parenthèses avec le rapport a-a’, afin de mettre en valeur les phénomènes mimétiques qui viennent par exemple à cette place.
Miller, J.-A.: « Quelques réflexions sur le phénomène psychosomatique », Analytica, N° 48, 1986, p. 118.

Lacan dit encore que l’affect mobilise le corps. Qu’il mobilise le corps, remarquons-le, ne le met pas au-delà du registre psychosomatique au sens propre. À cet égard, l’affect relève de l’articulation de l’âme et du corps, de leur solidarité, de leur complémentarité, de la variation simultanée de l’Umwelt et de l’Innenwelt, du moi et du monde, disons. Tout un registre de la théorie des émotions ne fait rien d’autre que de vérifier la variation concomitante du moi et du monde.
Miller, J.-A. « Les affects dans l’expérience analytique », La Cause du désir, N° 93, pp. 98-111.

Le maître mot du Visible et de l’Invisible, c’est la réversibilité dont il fait le phénomène fondamental sur lequel se clôt cet ouvrage, certes inachevé. Réversibilité du voyant et du visible, réversibilité de la parole et de ce qu’elle signifie, réversibilité de la perception muette et de la parole. De sorte qu’il parle à la fois d’une « existence presque charnelle de l’idée » et d’une « sublimation de la chair ». Toutes les possibilités du langage sont déjà données dans ce monde muet quand il s’agit du corps humain. Dans ce parcours, je crois en avoir assez fait pour indiquer la dette de Lacan et aussi bien l’incompatibilité de sa conception avec celle de Merleau-Ponty.
Miller, J.-A.: « D’un regard, l’étrangeté », La Cause du désir, N° 102, pp. 45-55.

Les neurosciences sont obligées, pour rendre compte du développement neuronal, de mettre en fonction le regard de l’Autre, parce que ce n’est pas la même chose de recevoir le langage d’une machine ou que ce soit un être humain qui regarde. Il faut qu’il y ait un certain “se faire voir” du sujet pour que cela fonctionne.
Miller, J.-A.: « La théorie du partenaire », Quarto, N° 77, p. 20.

Le signe découpe la chair, la dévitalise et la cadavérise, et alors le corps s’en sépare. Dans la distinction entre le corps et la chair, le corps se montre apte à figurer, comme surface d’inscription, le lieu de l’Autre du signifiant. Pour nous, le mystère cartésien de l’union psychosomatique se déplace. Ce qui fait mystère, mais qui reste indubitable, c’est ce qui résulte de l’emprise du symbolique sur le corps. Pour le dire en termes cartésiens, le mystère est plutôt celui de l’union de la parole et du corps. De ce fait d’expérience, on peut dire qu’il est du registre du réel.
Miller, J.-A.: « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, N° 88, p. 109.

 

5. Transparence, surveillance, intimité

 

S. FREUD

D’un autre côté, communiquer mes propres rêves impliquait indissolublement que j’ouvre aux regards inconnus davantage d’intimités de ma vie psychique que je ne pouvais avoir envie de le faire et qu’il n’en saurait incomber par ailleurs à un auteur qui n’est pas un poète, mais un homme de science. La chose était pénible, mais inévitable ; je me suis donc plié à cette exigence pour ne pas devoir renoncer, tout simplement, à la démonstration de mes résultats psychologiques.
Freud, S.: L’Interprétation du rêve, traduction J.-P. Lefebvre, Paris, Seuil, 2010, p. 22.

[…] les yeux ne perçoivent pas seulement les modifications du monde extérieur importantes pour la conservation de la vie, mais aussi les propriétés des objets par lesquelles ceux-ci sont élevés au rang d’objets amoureux.
Freud, S.: « Le trouble psychogène de la vision dans la conception psychanalytique », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 2002, p. 171.

Nous soupçonnons maintenant que nous décrivons d'une façon très insuffisante le comportement du jaloux aussi bien que celui du paranoïaque persécuté lorsque nous disons qu'ils projettent au-dehors sur autrui ce qu'ils ne veulent pas percevoir en eux-mêmes.
Freud, S.: « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 2002, pp. 274-275.

 

J. LACAN

La phénoménologie la plus apparente de la psychose nous indique que ce moi idéal parle. C'est une fantaisie [...] qui parle, ou plus exactement, c'est une fantaisie parlée. C'est en quoi ce personnage qui fait écho aux pensées du sujet, intervient, le surveille, dénomme au fur et à mesure la suite de ses actions, les commande, n'est pas suffisamment expliqué par la théorie de l'imaginaire et du moi spéculaire.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 165.

C'est le propre des vérités que de ne jamais se montrer tout entières. Pour tout dire, les vérités sont des solides d'une opacité assez perfide. Elles n'ont même pas, semble-t-il, cette propriété que nous sommes capables de réaliser dans les solides, la transparence, elles ne nous montrent pas à la fois leurs arêtes antérieures et postérieures. Il faut en faire le tour, et même dirai-je, le tour de passe-passe.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 208.

Encore est-ce trop dire, puisque cet œil n'est que la métaphore de quelque chose que j'appellerais plutôt la pousse du voyant — quelque chose d'avant son œil. Ce qu'il s'agit de cerner, par les voies du chemin qu'il nous indique, c'est la préexistence d'un regard — je ne vois que d'un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout.
Lacan, J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 69.

On s'apercevra alors que la fonction de la tache et du regard y est à la fois ce qui le commande le plus secrètement, et ce qui échappe toujours à la saisie de cette forme de la vision qui se satisfait d'elle-même en s'imaginant comme conscience.
p. 71.

J'entends, et Maurice Merleau-Ponty nous le pointe, que nous sommes des êtres regardés, dans le spectacle du monde. Ce qui nous fait conscience nous institue du même coup comme speculum mundi. N'y a-t-il pas de la satisfaction à être sous ce regard dont je parlais tout à l'heure en suivant Maurice-Merleau-Ponty, ce regard qui nous cerne, ce qui fait d'abord de nous des êtres regardés, mais sans qu'on nous le montre ?
p. 71.

Le spectacle du monde, en ce sens, nous apparaît comme omnivoyeur. C'est bien là le fantasme que nous trouvons dans la perspective platonicienne, d'un être absolu à qui est transférée la qualité de l'omnivoyant. Au niveau même de l'expérience phénoménale de la contemplation, ce côté omnivoyeur se pointe dans la satisfaction d'une femme à se savoir regardée, à condition qu'on ne le lui montre pas.
p. 71.

Le monde est omnivoyeur, mais n’est pas exhibitionniste – il ne provoque pas notre regard. Quand il commence à le provoquer, alors commence aussi le sentiment d'étrangeté.
pp. 71-72.

Dans la mesure où le regard, en tant qu'objet a, peut venir à symboliser le manque central exprimé dans le phénomène de la castration, et qu'il est un objet a réduit, de par sa nature, à une fonction punctiforme, évanescente, — il laisse le sujet dans l’ignorance de ce qu'il y a au-delà de l'apparence — cette ignorance si caractéristique de tout le progrès de la pensée dans cette voie constituée par la recherche philosophique.
p. 73.

Bien plus, les phénoménologues ont pu articuler avec précision, et de la façon la plus confondante, qu'il est tout à fait clair que je vois au-dehors, que la perception n'est pas en moi, qu'elle est sur les objets qu'elle appréhende. Et pourtant, je saisis le monde dans une perception qui semble relever de l'immanence du je me vois me voir. Le privilège du sujet paraît s'établir ici de cette relation réflexive bipolaire, qui fait que, dès lors que je perçois, mes représentations m'appartiennent.
p. 76.

Lieu du rapport de moi, sujet néantisant, à ce qui m'entoure, le regard aurait là un tel privilège qu'il irait jusqu'à me faire scotomiser, à moi qui regarde, l'œil de celui qui me regarde comme objet. En tant que je suis sous le regard, écrit Sartre, je ne vois plus l'œil qui me regarde, et si je vois l'œil, c'est alors le regard qui disparaît.
p. 79.

Dès le premier abord, nous voyons, dans la dialectique de l'œil et du regard, qu'il n'y a point coïncidence, mais foncièrement leurre. Quand, dans l'amour, je demande un regard, ce qu'il y a de foncièrement insatisfaisant et de toujours manqué, c'est que — Jamais tu ne me regardes là où je te vois.
p. 94.

Je vous enseigne dès lors à vous garder de confondre la fonction du $ avec l'image de l'objet a, en tant que c'est ainsi que le sujet, lui, se voit, redoublé, — se voit comme constitué par l'image reflétée, momentanée, précaire, de la maîtrise, s'imagine homme seulement de ce qu’il s'imagine.
p. 130.

[...] là où le sujet se voit, à savoir où se forge cette image réelle et inversée de son propre corps qui est donné dans le schéma du moi, ce n'est pas là d'où il se regarde. Mais, certes, c'est dans l'espace de l'Autre qu'il se voit, et le point d'où il se regarde est lui aussi dans cet espace.
p. 132.

Le point de l’idéal du moi est celui d’où le sujet se verra, comme on dit, comme vu par l’autre – ce qui lui permettra de se supporter dans une situation duelle pour lui satisfaisante du point de vue de l’amour. En tant que mirage spéculaire, l’amour a essence de tromperie. Il se situe dans le champ institué au niveau de la référence du plaisir, de ce seul signifiant nécessaire à introduire une perspective centrée sur le point idéal, grand I, quelque part placé dans l’Autre, d’où l’Autre me voit, sous la forme où il me plait d’être vu.
p. 241.

Avant de savoir si le savoir se sait, si l'on peut fonder un sujet sur la perspective d'un savoir totalement transparent en lui-même, il est important de savoir éponger le registre de ce qui, d'origine, est savoir-faire.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 21.

 

J.-A. MILLER

Le regard qui vient du monde, le psychotique l’éprouve en lui-même douloureusement mais ce sont « les choses qui le regardent », quelque chose « se » montre. D’où le fameux exemple de la boîte de sardines, la petite anecdote célèbre de Lacan qu’on a rappelée aujourd’hui qui vient précisément pour donner un simulacre d’une expérience psychotique. Cet objet là me regarde moi et je suis, moi, dans le perceptum de cet objet. Lacan dit que le cadre est dans mon œil, et cela est la vérité de la théorie de la représentation mais moi je suis dans le cadre.
Miller, J.-A.: « Les prisons de la jouissance », La Cause freudienne, N° 69, pp. 121-122.

Disons que la souveraineté de l’image, si elle existe, procède d’une capture signifiante de la jouissance. Est-ce une souveraineté ultime ? Ces images sont sans nul doute sous un empire, l’empire du regard. Je parle d’empire parce que le regard n’est pas une image reine. De plus, dans sa définition, le regard proprement dit est le « sans image ». À travers lui, nous trouvons une représentation, un supplément. J’y reviendrai, le regard est « en plus », mais ce n’est pas une image reine.
Miller, J.-A.: « L’image reine », La cause du désir, N° 94, p. 19.

La passe veut dire quelque chose comme voir la fenêtre et se connaître comme sujet de la pulsion, soit ce dont vous jouissez en en faisant le tour dans un sempiternel échec.
p. 28.

Je me suis intéressé dans ma jeunesse au Panopticon de J. Bentham ; le Panopticon est une prison caractérisée par le fait que le maître peut voir sans être vu. C’est dire qu’il est réellement un regard, dont le point d’origine est inconnu, on ne sait pas d’où il regarde. C’est la dissymétrie que Lacan généralise. Bien sûr que dans la reconnaissance mutuelle on suppose que je peux voir et être visible, mais en réalité, c’est la dissymétrie benthamienne qui nous enseigne la vérité de la perception, et c’est ce que Lacan généralise quand il dit : « Je ne te vois jamais d’où tu me regardes ».
Miller, J.-A.: « L’image du corps en psychanalyse », La Cause freudienne, N° 68, p. 103.

On peut percevoir cela quand la lumière non seulement offre un champ de visibilité mais se concentre en même temps sur un point lumineux qui peut avoir valeur de regard, qui incarne un moment le regard omniprésent du grand Autre.
p. 103.

C’est dire qu’en réalité le motif du trouble de mémoire sur l’Acropole, c’est le regard du père, qui s’est fait présent dans le spectacle. Les deux frères – puisqu’en cette occasion Freud est avec son frère – peuvent voir l’Acropole et la vision les enchante. Mais au cœur du spectacle même surgit le regard du père, qui les regarde d’un lieu détaché de nulle part, de telle sorte qu’au moment où ils voient l’Acropole c’est comme si l’Acropole les voyait, comme si le spectacle même voyait ces petits corps de deux Juifs perdus dans l’atmosphère de la beauté grecque. C’est comme si l’Acropole s’était transformée en la boîte de sardines de l’exemple que donne Lacan, la boîte en fer-blanc qui le regardait de la mer. Aussi bien l’Acropole que la boîte de sardines sont l’incarnation du regard du grand Autre. Et c’est ce qui fait dire à Lacan que ce n’était pas nécessaire que Freud ait pu la voir pour qu’elle le regarde.
p. 103.

Cela nous montre aussi que, comme nous avons l’habitude d’expérimenter ce sentiment d’étrangeté, c’est l’extraction de l’objet a comme regard qui nous permet d’avoir un sentiment de réalité perceptive. Ainsi chaque fois que s’impose le plus de jouir visuel, le regard peut surgir  et s’imposer à nous, et l’on doit dire que c’est la condition usuelle du sujet paranoïaque. Dans la paranoïa, la présence du regard de l’Autre sévit en permanence.
p. 104.

Une énigme fondamentale oriente sa description : mon corps est à la fois voyant et visible, il est paradoxalement capable de regarder et de se regarder. Cette autoscopie lui paraît être l’essentiel de ce qu’il faut saisir, non pas le regard de l’Autre mais le regard du même. Le paradoxe est que celui qui voit est inhérent à ce qu’il voit.
Miller, J.-A.: « D’un regard, l’étrangeté », La Cause du désir, N° 102, p. 46.

Freud nous narre ainsi la façon dont l’Acropole est devenue pour lui la boîte de sardines qui regardait Lacan. Ce regard n’est d’aucun œil qui voit. Il surgit du spectacle lui-même. La beauté du spectacle recèle le plus-de-jouir et, par là, elle cache le regard du père.
p. 55.

Les neurosciences sont obligées, pour rendre compte du développement neuronal, de mettre en fonction le regard de l’Autre, parce que ce n’est pas la même chose de recevoir le langage d’une machine ou que ce soit un être humain qui regarde. Il faut qu’il y ait un certain “se faire voir” du sujet pour que cela fonctionne.
Miller, J.-A.: « La théorie du partenaire », Quarto, N° 77, p. 20.

Dans ce monde que je regarde et qui a l’air d’être bien tranquille à sa place, le regard est là. C’est ce que Lacan appelle, dans le Séminaire XI, le monde omnivoyeur. Ce que je regarde m’attire le regard, par là un désir s’exerce. Dans l’Autre est un regard dont je ne sais pas comment il me situe ni ce qu’il fait de moi. La littérature fantastique exploite cela à l’occasion, montrant l’inanimé habité par un désir qui me happe.
Miller, J.-A.: « Le corps dérobé. À propos du ravissement », La Cause du désir, N° 103, p. 34.

C’est le problème que cerne Lacan – je regarde le monde, mais est-ce que ça me regarde ? Sans cela, c’est l’ivresse du spectacle du monde. Le monde est mon spectacle. Moyennant un petit effort, je suis solipsiste et je me demande même si vous existez comme moi j’existe – Le monde est ma représentation, Schopenhauer; La Vie est un songe, Calderón.
p. 34.

[…] on dirait que la culpabilité est l’effet sur le sujet d’un Autre qui juge, donc un Autre qui recèle des valeurs que le sujet aurait transgressées. On dirait du même pas que la honte a rapport avec un Autre antérieur à l’Autre qui juge, un Autre primordial, non pas qui juge, mais qui seulement voit ou donne à voir. […] On pourrait aussi essayer ceci que la culpabilité est un rapport au désir tandis que la honte est un rapport à la jouissance qui touche à ce que Lacan appelle, dans son ‘Kant avec Sade’, « le plus intime du sujet ».
Miller, J.-A.: « Note sur la honte », La Cause freudienne, N°54, p. 8.

Nous retrouvons ici employé ce terme d’extime que j’avais pêché jadis, et qui n’a été prononcé qu’une ou deux fois par Lacan pour qualifier cette position de l’objet a, conjoignant ce qui est le plus intime de l’Autre à une radicale extériorité.
Miller, J.-A.: « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre », La Cause du désir, N° 64, pp. 137-169.

 

É. LAURENT


Par un pathétique de la compréhension, il [Hold] veut rejoindre l’intime de Lol. Le court-circuit provoque un déclenchement. Lol n’est plus soutenue par le fantasme. Hold ne refermera son étreinte que sur la dispersion de Lol dans le délire. La folie est le terme du ravissement, de la perte de Lol.
Laurent, É.: « Un sophisme de l’amour courtois », La Cause freudienne, N°46, p. 21.

L’effet paradoxal de la jouissance de la transparence d’un regard omniprésent est de pousser à l’excès de la production d’images de l’espace public et de l’intime. Elles peuvent être sécuritaires, ou statistiques, révéler le fonctionnement du cerveau ou celui de la sexualité. De la neuro-image à la pornographie, de la réalité virtuelle aux usages des jeux vidéo pour traiter les syndromes post-traumatiques, des questionnaires d’évaluation du moral des Français aux caméras de surveillance, il en faut toujours plus. Le sujet doit livrer tous ses secrets.
Laurent, É.: « Le trou noir des vanités », La Cause freudienne, N° 61, p. 13.

Nous sommes soumis à la surveillance absolue, à un œil absolu, pour reprendre une expression du livre de mon ami Gérard Wacjman, comme seule garantie possible d’une vie en commun et ceci dans un ordre de fer. Un ordre de fer qui s’exerce par des écrans et de multiples caméras qui fixent ce regard et envahissent notre existence. Tout cela fait partie des conditions qui déterminent notre relation à la jouissance et au Surmoi dans le monde actuel.
Laurent, É.: « Un surmoi sur mesure », PAPERS, N°8, Comité de Acción de la Escuela Una- Scilicet, p. 6.

Pandaemonium, le mot est inventé en 1714 par Milton dans le livre I de son Paradis perdu. Un des démons qu’a révélé la pandémie s’est manifesté dans les pays avec peu ou pas de protection sociale, mais ayant l’usage de systèmes de surveillance technologiques avancés. Il a clairement été proposé de remplacer le système de protection encore à créer par le seul système de surveillance autoritaire permettant d’assigner à résidence sanitaire et de traiter à moindres frais les seuls individus dangereux. Milton fait de Pandaemonium la capitale de « Satan et [de] ses pairs », le lieu de tous les démons. Le mot convient, car il y a bien une fonction du tous, dans la pandémie.
Laurent, É.: « Les biopolitiques de la pandémie et le corps, matière de l’angoisse », Lacan Quotidien, N° 892, p. 6.

Comme dans nos modernes IRM qui veulent rendre visible la cartographie des émotions, il est question ici [dans la série des autoportraits de Rembrandt], de traduire pour les yeux le mouvement le plus intime de l’être, autant dire qu’il s’agit, à partir de l’image, de se dépêtrer de l’impossible signification à atteindre.
Laurent É.: L’envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Paris, Navarin / Le Champ freudien, 2016, p. 181

Pour l’obsession, J.-A. Miller met en exergue que Lacan situe l’obsessionnel comme celui qui n’arrive pas à se dégager du regard. C’est donc le corps en tant que pris sous le regard, et en tant qu’il a une forme ou n’en a pas par rapport au regard qui le domine.
Laurent É.: « L’inconscient et l’événement de corps », La Cause du désir, N° 91, p. 22.

Le cognitivisme contemporain est différent de celui d’il y a vingt ans ; il a été remanié par l’individualisme démocratique, par ce nous sommes à votre service et nous vous apportons votre bien. Tout ça peut être très inquiétant, comme on s’en aperçoit par exemple en Angleterre où un programme de santé publique a été mis en place, dans lequel, pour le bien des chômeurs, qui sont des dépressifs, on va les traiter en quelques séances de psychothérapie et ainsi retrouveront-ils le chemin du travail. C’est formidable, c’est un soin !
p. 27.

Il y a toujours quelqu’un qui regarde. Comment s’en défaire ? C’est la question que nous pose le Séminaire XXIII.
p. 28.

 

6. Honte, pudeur et l’obscène

 

S. FREUD

Chez l’un de mes patients il est arrivé qu’un rêve produise une restitution à peine déformée d’un épisode sexuel, immédiatement identifié comme souvenir fidèle. Le souvenir de cela n’avait certes pas été entièrement perdu à l’état vigile, mais il avait malgré tout été fortement obscurci, et sa réanimation était un succès du travail analytique qui avait précédé. À l’âge de douze ans, le rêveur avait rendu visite à l’un de ses camarades qui se trouvait alité, et qui vraisemblablement n’avait découvert sa nudité qu’à la suite d’un mouvement non intentionnel dans le lit. À la vue de ses organes génitaux, en proie à une sorte de force contraignante, il se déshabilla à son tour et saisit le membre de l’autre, lequel le regarda avec un air étonné et indigné à la suite de quoi il fut pris de gêne et s’éclipsa. Vingt-trois ans plus tard, un rêve répétait cette scène avec tous les détails des sensations qu’il y avait éprouvées, en le modifiant cependant en ce sens que le rêveur, au lieu d’assumer le rôle actif, jouait le rôle passif, cependant que la personne du camarade d’école était remplacée par une personne appartenant à l’époque présente.
Freud, S.: L’Interprétation du rêve, traduction J.-P. Lefebvre, Paris, Seuil, 2010, pp. 223-224.

Les gens devant qui on a honte sont presque toujours des inconnus avec des visages qu’on a laissés indéterminés. Il n’arrive jamais dans le rêve typique qu’en raison du vêtement qui cause justement ce genre de gêne, on fasse à quelqu’un des remontrances ou simplement qu’on le remarque. Bien au contraire, les gens prennent des mines indifférentes, ou alors, comme j’ai pu percevoir la chose dans un rêve particulièrement clair, des airs solennels compassés. Ce qui donne à penser.
De la gêne honteuse du rêveur et de l’indifférence des gens mises bout à bout résulte une contradiction, comme on en trouve souvent dans le rêve. La seule chose, quand même, qui conviendrait à la sensation de celui qui rêve, ce serait que les inconnus le regardent étonnés et rient de lui, ou s’indignent. Mais je crois que ce trait choquant a été éliminé par la satisfaction du désir, cependant que l’autre trait, tenu par quelque puissance, s’est maintenu, et qu’ainsi les deux morceaux s’accordent mal l’un à l’autre.
p. 262.

Dans l’histoire juvénile des névrosés le dénudement devant des enfants de l’autre sexe joue un rôle important ; dans la paranoïa, c’est à ces épisodes vécus qu’il faut rapporter l’impression délirante d’être observé quand on s’habille et se déshabille ; chez ceux qui sont restés pervers il existe une classe de personnes chez qui l’impulsion infantile s’est hissée au rang de symptôme : celle des exhibitionnistes.
Par la suite, cette enfance chez qui la honte n’existe pas nous apparaît rétrospectivement comme un paradis, et le paradis lui-même n’est rien d’autre que la figure imaginaire que la masse se fait de l’enfance de l’individu. C’est pourquoi aussi, au paradis, les êtres sont nus et n’éprouvent pas de honte en présence les uns des autres, jusqu’à ce que survienne un moment où s’éveillent la honte et l’angoisse, où l’expulsion se produit, où commencent la vie sexuelle et le travail de la culture. Or le rêve peut nous ramener toutes les nuits dans ce paradis ; nous avons déjà exprimé l’hypothèse que nos impressions de la première enfance (depuis la période préhistorique jusqu’à grosso modo la troisième année achevée), et peut-être sans que leur contenu ait plus d’importance que cela, exigent en soi de faire retour, que leur répétition est la satisfaction d’un désir. Les rêves de nudité sont par conséquent des rêves d’exhibitions.
p. 264.

Pour l'œil, nous avons coutume de traduire les obscurs processus psychiques qui interviennent lors du refoulement de la scoptophilie sexuelle et de l'apparition du trouble psychogène de la vision en faisant comme si une voix vengeresse s'élevait dans l'individu et approuvait l'issue du procès en disant : ‘Puisque tu as voulu mésuser de ton organe visuel en t'en servant pour un malin plaisir sensuel, ce n'est que justice si tu ne vois plus rien du tout.’

Freud, S.: « Le trouble psychogène de la vision dans la conception psychanalytique » (1910), Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 2002, p.172.

L'image obsessionnelle est une caricature manifeste. Elle rappelle d'autres représentations qui, dans une intention de rabaissement, substituent à la personne entière un organe unique, par exemple ses parties génitales.
Freud, S.: « Parallèle mythologique » (1916), L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Éditions Gallimard, 1985, p. 132.

Comme la représentation fantasmatique « un enfant est battu » était régulièrement investie avec un intense plaisir et aboutissait à un acte procurant une satisfaction auto-érotique voluptueuse, on pouvait s'attendre que le spectacle d'un enfant battu à l'école serait lui aussi la source d'une jouissance semblable. Mais ce n'était pas le cas. Le spectacle de scènes réelles de fustigation à l'école soulevait chez l'enfant qui y assistait un sentiment particulièrement aigu, vraisemblablement mêlé… Dans quelques cas l'expérience réelle de scènes de fustigation a été ressentie comme insupportable.
Freud, S.: « Un enfant est battu » (1919), Névrose, psychose et perversion, PUF, 2002, p. 220.

La personne propre de l'enfant auteur du fantasme ne reparaît plus dans le fantasme de fustigation. Pressées de questions les patientes répondent seulement vraisemblablement, je regarde.
p. 225.

C’est comme un substitut de cette sorte que nous concevons alors le fantasme connu de la troisième phase, configuration définitive du fantasme de fustigation, dans laquelle l’enfant auteur du fantasme n'intervient plus, à la rigueur, que comme spectateur, et où le père est maintenu dans la personne d'un professeur ou de n'importe quel autre supérieur.
p. 230.

La fille par contre échappe, au cours du même processus, à l'exigence de la vie amoureuse en général, elle se fantasme en homme sans devenir elle-même virilement active, et n'assiste plus qu'en spectateur à l'acte qui se substitue à un acte sexuel.
p. 239.

L’étude des rêves, des fantasmes et des mythes nous a ensuite appris que l’angoisse de perdre ses yeux, l’angoisse de devenir aveugle est bien souvent un substitut de l’angoisse de castration.
Freud, S.: « L’inquiétante étrangeté » (1919), L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Éditions Gallimard, 1985, p. 231.

Néanmoins on ne rend pas compte de cette manière de la relation de substitution qui se manifeste, dans le rêve, le fantasme et le mythe, entre l’œil et le membre viril.
p. 231.

Un jour ce qui devait arriver dans ces circonstances arriva : le père rencontra sa fille dans la rue en compagnie de cette dame, qu'il connaissait déjà de vue. II les croisa toutes deux en leur lançant un regard furieux qui ne présageait rien de bon.
Immédiatement après, la jeune fille s'arracha au bras de sa compagne, enjamba un parapet et se précipita sur la voie du chemin de fer urbain, qui passait en contrebas.
Freud, S.: « Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » (1920), Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 2002, p. 246.

 

J. LACAN

[…] il faut l’instant du regard. […] Cette modulation du temps introduit la forme qui, dans un second moment, se cristallise en hypothèse authentique, car elle va viser la réelle inconnue du problème, à savoir l’attribut ignoré du sujet lui-même.
Lacan, J.: « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 205.

Le regard dont il s’agit ne se confond absolument pas avec le fait, par exemple, que je vois ses jeux. Je peux me sentir regardé par quelqu’un dont je ne vois pas même les yeux, et même pas l’apparence. Il suffit que quelque chose me signifie qu’autrui peut être là. Cette fenêtre, s’il fait un peu obscur, et si j’ai des raisons de penser qu’il y a quelqu’un derrière, est d’ores et déjà un regard. A partir du moment où ce regard existe, je suis déjà quelque chose d’autre, en ce que je me sens moi-même devenir un objet pour le regard d’autrui. Mais dans cette position, qui est réciproque, autrui aussi sait que je suis un objet qui se sait être vu.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 240.

C’est ainsi que, à un degré supérieur au voir et être vu, la dialectique imaginaire aboutit à un donner-à-voir et être surpris par le dévoilement. […] L’exhibitionniste cherche, par ce dévoilement, à capturer l’autre dans ce qui est loin d’être une prise simple dans la fascination visuelle, et qui lui donne le plaisir de révéler à l’autre ce que celui-ci est supposé ne pas avoir, pour le plonger en même temps dans la honte de ce qui lui manque.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 272.

La pudeur a des sens et des portées différentes chez l’homme et chez la femme, quelle qu’en soit l’origine, que ce soit l’horreur qu’en a la femme, ou quelque chose qui surgit tout naturellement de l’âme si délicate des hommes. J’ai fait allusion au voile qui recouvre très régulièrement chez l’homme le phallus. C’est exactement la même chose qui recouvre normalement à peu près la tonalité de l’être de la femme pour autant que ce qu’il s’agit justement qui soit derrière, ce qui est voilé, c’est le signifiant du phallus. Le dévoilement qui ne montrerait que rien, c’est à dire l’absence de ce qui est dévoilé, c’est très précisément à cela que se rattache ce que Freud a appelé, à propos de l’Abscheu, l’horreur qui répond à l’absence comme telle, la tête de Méduse.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre V, Les Formations de l'inconscient, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 384.

Le phallus est le signifiant de cette Aufhebung elle-même qu’il inaugure (initie) par sa disparition. C’est pourquoi le démon de l’Aἰδώς (Scham - Le démon de la Pudeur) surgit dans le moment même où dans le mystère antique, le phallus est dévoilé (cf. la peinture célèbre de Pompéi).
Lacan, J.: « La signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 692.

Je vais prendre un exemple dans La Règle du jeu, le film de Jean Renoir.
Il y a dans ce film un personnage joué par Dalio, qui est le vieux personnage comme on en voit dans la vie, dans une certaine zone sociale - et il ne faut pas croire que ce soit même limité à cette zone sociale -  c’est un collectionneur d’objets et plus spécialement de boîtes à musique.
Si vous vous souvenez encore de ce film, rappelez-vous le moment où Dalio découvre devant une assistance nombreuse sa dernière trouvaille, une plus spécialement belle boîte à musique. À ce moment-là, le personnage est littéralement dans une position qui est celle de ce que nous pouvons ou plutôt que nous devons appeler la pudeur - il rougit, il s’efface, il disparaît, il est très gêné. Ce qu’il a montré, il l’a montré - mais comment ceux qui sont là à regarder comprendraient-ils que nous saisissons précisément ici le point d’oscillation qui se manifeste à l’extrême dans la passion du sujet pour l’objet qu’il collectionne, et qui est l’une des formes de l’objet du désir ?
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière, 2013, p. 109.

Je regarde l’autre que je suis, ce chien, à condition que l’Autre n’entre pas, sinon je disparais dans la honte. Mais par contre, cet autre que je suis, à savoir ce chien, je le regarde comme Idéal du moi, comme faisant ce que je ne fais pas.
p. 205.

C’est en quoi où la pudeur est, dirai-je, la forme royale de ce qui se monnaie dans les symptômes en honte et en dégoût.
p. 488.

La comédie est au-delà de la pudeur, alors que la tragédie finit avec le nom du héros, et avec la totale identification du héros.
p. 488.

Il arrive que les petites filles, surtout si elles sont plusieurs, s’amusent beaucoup pendant ce temps-là. Cela fait même partie du plaisir de l’exhibitionniste, c’est une variante. Le désir de l’Autre, en tant qu’il est surpris, qu’il est intéressé au-delà de la pudeur, qu’il est à l’occasion complice - toutes les variantes sont possibles.
p. 494.

Dans les deux cas [chez l’exhibitionniste et chez le voyeur], le sujet se trouve indiqué dans le fantasme par ce que nous avons appelé la fente, la béance, quelque chose qui est dans le réel, à la fois trou et éclair, pour autant que le voyeur épie derrière son volet, que l’exhibitionniste entrouvre son écran. Le sujet est là indiqué à sa place dans l’acte. Il n’est rien d’autre que cet éclair de l’objet dont on parle, et qui est vécu, perçu, par le sujet comme l’ouverture d’une béance qui le situe, lui, comme ouvert. Ouvert à quoi ? - à un autre désir que le sien, lequel sien est profondément atteint, frappé, ébranlé, par ce qui est aperçu dans cet éclair.
Dans un cas, l’émotion de l’Autre au-delà de sa pudeur - dans l’autre cas, l’ouverture de l’Autre, son attente virtuelle, pour autant que cette Autre ne se sent pas vue, et que pourtant elle est perçue comme s’offrant à la vue - voilà ce qui caractérise la position de l’objet dans cette structure.
p. 500.

Je voudrais ici introduire, en parallèle à la fonction du beau, une autre fonction que j’ai déjà ici nommée à plusieurs reprises sans jamais trop insister, mais qui me paraît pourtant essentiel à produire, et que nous appellerons, si vous le voulez bien, Αίδώς, autrement dit la pudeur.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 345.

Or, c’est justement d’avoir échoué dans cette entreprise qui pour Alcibiade le couvre de honte, et fait de sa confession quelque chose d’aussi chargé. Le démon de l’Αίδώς, de la pudeur, dont j’ai fait état devant vous en son temps à ce propos, est ici ce qui intervient ici. C’est cela qui est violé.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre VIII, Le Transfert, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 214.

Mais arrêtons-nous un instant à cette fille aveugle. Que veut-elle dire ? Et pour considérer d’abord ce qu’elle projette devant nous, ne semble-t-il pas qu’elle est protégée par une sorte de figure sublime de la pudeur ? - qui s’appuie sur ceci, que de ne pouvoir se voir être vue, elle semble à l’abri du seul regard qui dévoile.
pp. 363-364.

En quoi se montre que la jouissance est ce dont se modifie l’expérience sadienne. Car elle ne projette d’accaparer une volonté, qu’à l’avoir traversée déjà pour s’installer au plus intime du sujet qu’elle provoque au-delà, d’atteindre sa pudeur.
Car la pudeur est amboceptive des conjonctures de l’être : entre deux, l'impudeur de l'un à elle seule faisant le viol de la pudeur de l'autre. Canal à justifier, s'il le fallait, ce que nous avons d'abord produit de l'assertion, à la place de l'Autre, du sujet.
Lacan, J.: « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 771-772.

[…] cet œil n’est que la métaphore de quelque chose que j’appellerais plutôt ‘la pousse’ du voyant - quelque chose d’avant son œil. Ce qu’il s’agit de cerner, par les voies du chemin qu’il nous indique, c’est la préexistence d’un regard - je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 69.

N’y a-t-il pas de la satisfaction à être sous ce regard dont je parlais tout à l’heure en suivant Maurice Merleau-Ponty, ce regard qui nous cerne, et qui fait d’abord de nous des êtres regardés, dans le spectacle du monde, mais sans qu’on nous le montre ?
p. 71.

Le regard se voit — précisément ce regard […] qui me surprend, et me réduit à quelque honte, puisque c’est là le sentiment qu’il dessine comme le plus accentué. Ce regard que je rencontre […] est, non point un regard vu, mais un regard par moi imaginé au champ de l’Autre.
p. 79.

[…] au moment où lui-même s’est présenté dans l’action de regarder par un trou de serrure. Un regard le surprend dans la fonction de voyeur, le déroute, le chavire, et le réduit au sentiment de la honte. Le regard dont il s’agit est bien présence d’autrui comme tel. Mais est-ce à dire qu’originellement c’est dans le rapport de sujet à sujet, dans la fonction de l’existence d’autrui comme me regardant que nous saisissons ce dont il s’agit dans le regard ?
pp. 79-80.

L'objet est ici regard — regard qui est le sujet, qui l'atteint, qui fait mouche dans le tir à la cible. Je n'ai qu'à vous rappeler ce que j'ai dit de l'analyse de Sartre. Si cette analyse fait surgir l'instance du regard, ça n'est pas au niveau de l'autre dont le regard surprend le sujet en train de voir par le trou de la serrure. C'est que l'autre le surprend, lui, le sujet, comme tout entier regard caché.
p. 166.

Vous saisissez là l’ambiguïté de ce dont il s’agit quand nous parlons de la pulsion scopique. Le regard est cet objet perdu, et soudain retrouvé, dans la conflagration de la honte, par l’introduction de l’autre.
p. 166.

On s’interroge sur les effets d’une exhibition, à savoir si ça fait peur ou non au témoin qui paraît la provoquer. On se demande si c’est bien dans l’intention de l’exhibitionniste de provoquer cette pudeur, cet effroi, cet écho, ce quelque chose de farouche ou de consentant. Mais ce n’est pas là l’essentiel de la pulsion scoptophilique, dont vous qualifieriez la face comme vous voudrez, active ou passive, je vous en laisse le choix – en apparence, elle est passive, puisqu’elle donne à voir. L’essentiel, c’est, proprement et avant tout, de faire apparaître au champ de l’Autre le regard.
Et pourquoi ? – sinon pour y évoquer la fuite, l’insaisissable du regard dans son rapport topologique avec la limite imposée à la jouissance par la fonction du principe du plaisir.
C’est à la jouissance de l’Autre que veille l’exhibitionniste.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 254.

Un signe quelconque, après tout, peut toujours tomber sous le soupçon d'être un pur signe, c’est-à-dire obscène […].
Lacan,  J.: Le Séminaire, Livre XVII, L'envers de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 209.

C’est une honte, comme disent les gens, et qui devrait produire une hontologie, orthographiée enfin correctement.
En attendant, mourir de honte est le seul affect de la mort qui mérite - qui mérite quoi ? - qui la mérite. On s’en est longtemps tu. En parler en effet, c’est ouvrir ce réduit, pas le dernier, le seul dont tienne ce qui peut se dire honnêtement de l’honnête, honnête - qui tient à l’honneur - tout ça c’est honte et compagnon - de ne pas faire mention de la honte. Justement de ce que mourir de honte est pour l’honnête l’impossible. Vous savez de moi que cela veut dire le réel.
p. 209-210.

Or, ce n’est pas d’élider l’impossible qu’il devrait s’agir en l’occasion, mais d’en être l’agent. Dire que la mort, ça se mérite - le temps au moins de mourir de honte qu’il n’en soit rien, que ça se mérite.
p. 210.

Vous allez me dire - La honte quel avantage ? Si c’est ça l’envers de la psychanalyse, très peu pour nous. Je vous réponds - Vous en avez à revendre. Si vous ne le savez pas encore, faites une tranche, comme on dit. Cet air éventé qui est le vôtre, vous le verrez buter à chaque pas sur une honte de vivre gratinée.
p. 211.

C’est ça, ce que découvre la psychanalyse. Avec un peu de sérieux, vous vous apercevrez que cette honte se justifie de ne pas mourir de honte, c’est-à-dire de maintenir de toutes vos forces un discours du maître perverti - c’est le discours universitaire. Rhégélez-vous, dirai-je.
p. 211-212.

Avoir honte de ne pas en mourir y mettrait peut-être un autre ton, celui de ce que le réel soit concerné. J’ai dit le réel et pas la vérité, car, comme je vous l’ai déjà expliqué la dernière fois, c’est tentant, sucer le lait de la vérité, mais c’est toxique. Ça endort, et c’est tout ce qu’on attend de vous.
p. 212.

Il s’agit de savoir pourquoi les étudiants se sentent avec les autres en plus. Ils ne semblent pas du tout voir clairement comment en sortir.
Je voudrais leur faire remarquer qu’un point essentiel dans ce système c’est la production - la production de la honte. Cela se traduit - c’est l’impudence.
C’est pour cette raison que ce ne serait peut-être pas un très mauvais moyen que de pas aller dans ce sens-là.
p. 220.

[…] je dirai que je mesure l’effet de groupe à ce qu’il rajoute d’obscénité imaginaire à l’effet de discours.
Lacan J. : « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 474.

[…] nulle part comme dans la christianisme, l’œuvre d’art comme telle ne s’avère de façon plus patente pour ce qu’elle est de toujours et partout – obscénité. La dit-mension de l’obscénité, voilà ce par quoi le christianisme ravive la religion des hommes.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, Paris, 1975, p. 103. 

Le baroque, c’est la régulation de l’âme par la scopie corporelle. […] ce qui se voit dans toutes les églises d’Europe, tout ce qui s’accroche aux murs, tout ce qui croule, tout ce qui délice, tout ce qui délire. Ce que j’ai appelé tout à l’heure l’obscénité – mais exaltée.
Je me demande, pour quelqu’un qui vient du fond de la Chine, quel effet ça doit lui faire ce ruissellement de représentations de martyrs.
p. 105.

Que ce que Freud a repéré de ce qu’il appelle la sexualité fasse trou dans le réel, c’est ce qui se touche de ce que personne ne s’en tirant bien, on ne s’en soucie plus.
C’est pourtant expérience à la portée de tous. Que la pudeur désigne: du privé. Privé de quoi? Justement de ce que le pubis n’aille qu’au public, où il s’affiche d’être l'objet d’une levée de voile.
Que le voile levé ne montre rien, voilà le principe de l'initiation (aux bonnes manières de la société, tout au moins).
J'ai indiqué le lien de tout cela au mystère du langage et au fait que ce soit à proposer l'énigme que se trouve le sens du sens.
Lacan, J.: « Préface à L'éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 562.

Il faut dire aussi que le phallus est ce qui donne corps à l’imaginaire. [...] L’enfant devant le miroir [...] passait sa main devant ce qui était peut-être un phallus ou son absence, et le retirait nettement de l'image.
Cette élision m’a paru le corrélat de la prématuration, et l’annonce de ce qui s’appellera plus tard la pudeur.
Le phallus donc, c’est le réel surtout en tant qu’on l’élide.
Lacan, J.: Séminaire « RSI », leçon du 11/03/75, Ornicar?, N° 5, Navarin, Paris, 1976, p. 17-18.

 

J.-A. MILLER

La pudeur du corps n’implique pas seulement que l’autre ne doive pas le voir. C’est que, comme les prêtres qui éduquent les enfants le savent très bien, c’est qui importe est que l'on ne doit pas jouir de voir son corps. C’est comme si la visibilité était une violation, une profanation, parce que dans la lumière même, dans la visibilité même, il y a une incarnation du grand Autre.
Miller, J.-A.: « L’image du corps en psychanalyse », La Cause freudienne, N° 68, p. 102.

[…] on dirait que la culpabilité est l’effet sur le sujet d’un Autre qui juge, donc un Autre qui recèle des valeurs que le sujet aurait transgressées. On dirait du même pas que la honte a rapport avec un Autre antérieur à l’Autre qui juge, un Autre primordial, non pas qui juge, mais qui seulement voit ou donne à voir. […] On pourrait aussi essayer ceci que la culpabilité est un rapport au désir tandis que la honte est un rapport à la jouissance qui touche à ce que Lacan appelle, dans son ‘Kant avec Sade’, « le plus intime du sujet ».
Miller, J.-A.: « Note sur la honte », La Cause freudienne, n°54, juin 2003, p. 8.

Pour l’époque où s’exprime Lacan, s’il faut rappeler le regard, c’est bien que l’Autre qui pourrait regarder s’est évanoui. Le regard que l’on sollicite aujourd’hui en faisant spectacle de la réalité – et toute la télévision est un reality show – est un regard châtré de sa puissance de faire honte, et qui le démontre constamment.
p. 10.

Ce n’est certainement plus le regard de l’Autre qui pourrait juger. Ce qui se répercute dans cette honteuse pratique universelle, c’est la démonstration que votre regard, loin de porter la honte, n’est rien d’autre qu’un regard qui jouit aussi. C’est regardez-les jouir pour en jouir.
p. 10.

Dans cette exquisité de la pudeur, le regard fait poids, fait trace, donc est en lui-même un viol. Amener la pudeur ici lie le regard et la trace d’un lien dont on sent la pertinence entraperçue.
Miller, J.-A.: « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre », La Cause freudienne, N° 65, p. 123-124.

Comment n’aurions-nous pas, par exemple, l’idée d’une cassure, quand Freud inventa la psychanalyse, si l’on peut dire, sous l’égide de la reine Victoria, parangon de la répression de la sexualité, alors que le xxie siècle connaît la diffusion massive de ce qui s’appelle le porno, et qui est le coït exhibé, devenu spectacle, show accessible par chacun sur internet d’un simple clic de la souris ? De Victoria au porno, nous ne sommes pas seulement passés de l’interdiction à la permission, mais à l’incitation, l’intrusion, la provocation, le forçage.
Miller, J.-A.: « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du Désir, N° 88, p. 105.

Le porno, qu’est-ce d’autre qu’un fantasme filmé avec une variété propre à satisfaire les appétits pervers dans leur diversité ? Rien ne montre mieux l’absence du rapport sexuel dans le réel que la profusion imaginaire de corps s’adonnant à se donner et à se prendre.
C’est du nouveau dans la sexualité, dans son régime social, dans ses modes d’apprentissage, chez les jeunes, les jeunes classes qui entrent dans la carrière. Voilà les masturbateurs soulagés d’avoir à produire eux-mêmes des rêves éveillés puisqu’ils les trouvent tout faits, déjà rêvés pour eux. Le sexe faible, quant au porno, c’est le masculin, il y cède le plus volontiers.
p. 105.

Mais comment ne pas évoquer à propos de cette pratique si contemporaine ce que fut, signalé par Lacan, le déferlement des effets du christianisme dans l’art, ces effets qui furent portés à leur acmé par le baroque ? Au retour d’Italie, d’une tournée dans les églises, que Lacan appelait joliment une orgie, il notait, dans son Séminaire Encore : « tout est exhibition de corps évoquant la jouissance »  – voilà où nous en sommes dans le porno. Cependant, l’exhibition religieuse des corps pâmés laisse toujours hors de son champ la copulation même, de la même façon que la copulation est hors champ, dit Lacan, dans la réalité humaine.
p. 105.

Une seconde différence est encore à souligner entre le porno et le baroque. Tel que défini par Lacan, le baroque viserait la régulation de l’âme par la vision des corps, la scopie corporelle. Rien de tel dans le porno, nulle régulation, plutôt une perpétuelle infraction. La scopie corporelle fonctionne dans le porno comme une provocation à une jouissance destinée à s’assouvir sur le mode du plus-de-jouir, mode transgressif par rapport à la régulation homéostatique et précaire dans sa réalisation silencieuse et solitaire. Ordinairement, la cérémonie, de part et d’autre de l’écran, s’accomplit sans paroles, si avec les soupirs ou les cris mimés du plaisir. L’adoration du phallus, jadis secret des mystères, demeure un épisode central – sauf dans le porno lesbien –, mais désormais banalisé.
Miller, J.-A.: « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du Désir, N° 88, p. 106.

Mais notre oracle à nous, c’est justement le dit de Lacan sur le rapport sexuel. Et il nous permet – Lacan l’a formulé bien avant qu’advienne la pornographie électronique dont je parle – de mettre à sa place le fait de la pornographie. Celui-ci n’est nullement – qui y songerait – la solution des impasses de la sexualité. Il est symptôme de cet empire de la technique, qui désormais étend son règne sur les civilisations les plus diverses de la planète, même les plus rétives. Il ne s’agit pas de rendre les armes devant ce symptôme et d’autres de même source. Ils exigent de la psychanalyse interprétation.
Miller, J.-A.: « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du Désir, N° 88, p. 106.

 

É. LAURENT

[…] la position du ‘‘faire honte’’ ne consiste pas à fixer, mais à dissocier le sujet d’avec le signifiant-maître, et, par-là, de faire apercevoir la jouissance que le sujet tire du signifiant maître. Là où le maître montre, et montre avec impudeur, obscénité, le psychanalyste au contraire remet le voile et évoque ce démon sous la forme de la honte.
Laurent, É.: « La honte et la haine de soi », Élucidation, N°3, juin 2002, p. 27.

La honte est en dernière instance une “honte de vivre” dont le signifiant-maître soulage à l’occasion.
p. 28

7. Ravissement

 

S. FREUD

Plusieurs auteurs, Charcot en tête, ont, comme on sait, identifié dans les présentations de la possession et du ravissement, telles que l’art nous les a léguées, les formes de manifestation de l’hystérie.
Freud, S.: « Une névrose diabolique au XVIIe siècle », Œuvres complètes, Volume XVI, Paris, PUF, 1985, p. 217.

 

J. LACAN

Il y a là une première captation par l’image où se dessine le premier moment de la dialectique des identifications. Il est lié à un phénomène de Gestalt, la perception très précoce chez l’enfant de la forme humaine, forme qui, on le sait, fixe son intérêt dès les premiers mois, et même pour le visage humain dès le dixième jour. Mais ce qui démontre le phénomène de reconnaissance, impliquant la subjectivité, ce sont les signes de jubilation triomphante et le ludisme de repérage qui caractérisent dès le sixième mois la rencontre par l’enfant de son image au miroir.
Lacan, J.: « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1999, p. 112.

Antigone nous fait voir en effet le point de visée qui définit le désir. Cette visée va vers une image qui détient je ne sais quel mystère jusqu’ici inarticulable, puisqu'il faisait ciller les yeux au moment qu’on la regardait. Cette image est pourtant au centre de la tragédie, puisque c’est celle, fascinante, d’Antigone elle-même. Car nous savons bien qu’au-delà des dialogues, au-delà de la famille et de la patrie, au-delà des développements moralisants, c’est elle qui nous fascine, dans son éclat insupportable, dans ce qu’elle a qui nous retient et à la fois nous interdit, au sens où cela nous intimide, dans ce qu’elle a de déroutant – cette victime si terriblement volontaire.
Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 290.

Qu’est ce qui fait le pouvoir dissipant de cette image centrale, par rapport à toutes les autres, qui semblent tout d’un coup se rabattre sur elle, et s’évanouir ? L’articulation de l’action tragique nous éclaire là-dessus. Cela tient à la beauté d’Antigone […] et à la place qu’elle occupe, dans l’entre-deux de deux champs symboliquement différenciés. C’est sans doute de cette place qu’elle tire son éclat.
p. 290.

Cet élément de fascination dans la fonction du regard, ou toute subsistance subjective semble se perdre, s’absorber, sortir du monde, est en lui-même énigmatique. Voilà pourtant le point d’irradiation qui nous permet de mettre en cause ce que nous révèle la fonction du désir dans le champ visuel.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 278.

Dans ce nouveau champ du rapport au désir, ce qui apparaît comme corrélatif du petit a du fantasme, est quelque chose que nous pouvons appeler un point zéro, dont l’éploiement sur tout le champ de la vision est source pour nous d’une sorte d’apaisement, que traduit depuis toujours le terme de contemplation. Il y a la suspension du déchirement du désir – suspension certes fragile, aussi fragile qu’un rideau toujours prêt à se reployer pour démasquer le mystère qu’il cache. Ce point zéro, l’image bouddhique semble nous porter vers lui, dans la mesure même ou les paupières abaissées nous préservent de la fascination du regard tout en nous l’indiquant. Cette figure est, dans le visible, toute tournée vers l’invisible, mais elle nous l’épargne. Pour tout dire, cette figure prend le point d’angoisse tout entier à sa charge, et suspend, annule apparemment le mystère de la castration.
pp. 278-279.

C’est parce que ça me regarde qu’il m’attire si paradoxalement, quelquefois à plus juste titre que le regard de ma partenaire, car ce regard me reflète et, pour autant qu’il me reflète, il n’est que mon reflet, buée imaginaire. Il n’est pas besoin que le cristallin soit épaissi par la cataracte pour rendre aveugle la vision – aveugle au moins à la castration, toujours élidée au niveau du désir quand il est projeté dans l’image.
p. 293.

Au niveau même de l’expérience phénoménale de la contemplation, ce côté omnivoyeur se pointe dans la satisfaction d’une femme à se savoir regardée, à condition qu’on ne lui montre pas.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p.71.

En tant que sujet, nous sommes dans le tableau littéralement appelés, et ici représentés comme pris.
p. 86.

Imiter c’est sans doute reproduire une image. Mais foncièrement, c’est pour le sujet s’insérer dans une fonction dont l’exercice le saisit.
p. 92.

La peinture expressionniste. Celle-là, et c’est ce qui la distingue, elle donne quelque chose qui va dans le sens d’une certaine satisfaction – au sens où Freud emploi le terme quand il s’agit de satisfaction de la pulsion – d’une certaine satisfaction à ce qui est demandé par le regard.
p. 94.

L’œuvre ça les apaise, les gens, ça les réconforte, en leur montrant qu’il peut y en avoir quelques-uns qui vivent de l’exploitation de leur désir. Mais pour que ça les satisfasse tellement, il faut bien qu’il y ait aussi cette autre incidence, que leur désir, à eux, de contempler y trouve quelque apaisement. Ça leur élève l’âme, comme on dit, c’est-à-dire ça les incite, eux, au renoncement. Ne voyez-vous pas que quelque chose ici s’indique de cette fonction que j’ai appelée du dompte-regard ? Le dompte-regard, je l’ai dit la dernière fois, se présente aussi sous la face du trompe-l’œil.
p. 102.

C’est que le trompe-l’œil de la peinture se donne pour autre chose que ce qu’il n’est. Qu’est-ce qui nous séduit et nous satisfait dans le trompe-l’œil ? Quand est-ce qu’il nous captive et nous met en jubilation ? Au moment où, par un simple déplacement de notre regard, nous pouvons nous apercevoir que la représentation ne bouge pas avec lui et qu’il n’y a là qu’un trompe-l’œil. Car il apparaît à ce moment-là comme autre chose que ce qu’il se donnait, ou plutôt il se donne maintenant comme étant cet autre chose. Cet autre chose, c’est le petit a, autour de quoi tourne un combat dont le trompe-l’œil est l’âme.
pp. 102-103.

Le sujet est à proprement parler déterminé par la séparation même que détermine la coupure du a, c’est-à-dire ce que le regard introduit de fascinatoire.
p. 108.

Du ravissement, - ce mot nous fait énigme. Est-il objectif ou subjectif à ce que Lol V. Stein le détermine ? Ravie. On évoque l’âme, et c’est la beauté qui opère. De ce sens a portée de main, on se dépêtrera comme on peut, avec du symbole. Ravisseuse est bien aussi l’image que va nous imposer cette figure de blessée, exilée des choses, qu’on n’ose pas toucher, mais qui nous fait sa proie.
Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 191.

Il est à prendre à la première scène, où Lol est de son amant proprement dérobée, c’est-à-dire qu’il est à suivre dans le thème de la robe, lequel ici supporte le fantasme où Lol s’attache le temps d’après, d’un au-delà dont elle n’a pas su trouver le mot, ce mot qui, refermant les portes sur eux trois, l’eût conjointe au moment où son amant eût enlevé la robe noire de la femme et dévoilé sa nudité. Ceci va-t-il plus loin ? oui, à l’indicible de cette nudité qui s’insinue à remplacer son propre corps. Là tout s’arrête.
p. 193.

N’est-ce pas assez pour que nous reconnaissions ce qui est arrivé à Lol, et qui révèle ce qu’il en est de l’amour ; soit de cette image, image de soi dont l’autre vous revêt et, qui vous habille, et qui vous laisse quand vous en êtes dérobée, quoi être sous ? Qu’en dire quand c’était ce soir-là, Lol toute à votre passion de dix-neuf ans, votre prise de robe et que votre nudité était dessus, à lui donner son éclat ?
Ce qui vous reste alors, c’est ce qu’on disait de vous quand vous étiez petite, que vous n’étiez jamais bien là.
p. 193.

Mais qu’est-ce donc que cette vacuité? Elle prend alors un sens: Vous fûtes, oui, pour une nuit jusqu’à l’aurore ou quelque chose à cette place a lâché : le centre des regards.
Que cache cette locution ? Le centre, ce n’est pas pareil sur toutes les surfaces. Unique sur un plateau, partout sur une sphère, sur une surface plus complexe, ça peut faire un drôle de nœud. C’est le nôtre.
Car vous sentez qu’il s’agit d’une enveloppe à n’avoir ni dedans, ni dehors, et qu’en la couture de son centre se retournent tous les regards, dans le vôtre, qu’ils sont le vôtre qui les sature et qu’à jamais, Lol, vous réclamerez à tous les passants.
pp. 193-194.

Qu’on suive Lol saisissant au passage de l’un à l’autre ce talisman dont chacun se décharge en hâte comme d’un danger : le regard.
Tout regard sera le vôtre Lol, comme Jacques Hold fasciné se dira pour lui-même prêt à aimer « toute Lol ».
p. 194.

Qu’on vérifie, ce regard est partout dans le roman. Et la femme de l’événement est bien facile à reconnaître de ce que Marguerite Duras la dépeint comme non-regard.
p. 194.

J’enseigne que la vision se scinde entre l’image et le regard, que le premier modèle du regard est la tache d’où dérive le radar qu’offre la coupe de l’œil à l’étendue.
Du regard, ça s’étale au pinceau sur la toile, pour vous faire mettre bas le vôtre devant l’œuvre du peintre.
On dit que ça vous regarde, de ce qui requiert votre attention.
Mais c’est plutôt l’attention de ce qui vous regarde qu’il s’agit d’obtenir. Car de ce qui vous regarde sans vous regarder, vous ne connaissez pas l’angoisse.
p. 194.

Surtout ne vous trompez pas sur la place ici du regard. Ce n’est pas Lol qui regarde, ne serait-ce que de ce qu’elle ne voit rien. Elle n’est pas le voyeur. Ce qui se passe la réalise.
p. 195.

Là où est le regard, se démontre quand Lol le fait surgir à l’état d’objet pur, avec les mots qu’il faut, pour Jacques Hold, encore innocent.
« Nue, nue sous ses cheveux noirs », ces mots de la bouche de Lol engendrent le passage de la beauté de Tatiana à la fonction de tache intolérable qui appartient à cet objet.
Cette fonction est incompatible avec le maintien de l’image narcissique où les amants s’emploient à contenir leur énamoration, et Jacques Hold aussitôt en ressent l’effet.
Dès lors il est lisible que, voués à réaliser le fantasme de Lol, ils seront de moins en moins l’un et l’autre.
p. 195.

C’est que la dernière phrase du roman ramenant Lol dans le champ de seigle, me paraît faire une fin moins décisive que cette remarque. Où se devine la mise en garde contre le pathétique de la compréhension. Être comprise ne convient pas à Lol, qu’on ne sauve pas du ravissement.
p. 195.

Car la limite où le regard se retourne en beauté, je l’ai décrite, c’est le seuil de l’entre-deux-morts, lieu que j’ai défini et qui n’est pas simplement, ce que croient ceux qui en sont loin : le lieu du malheur.
C’est autour de ce lieu que gravitent, m’a-t-il semblé pour ce que je connais de votre œuvre Marguerite Duras, les personnages que vous situez dans notre commun pour nous montrer qu’il en est partout d’aussi nobles que gentils hommes et gentes dames le furent aux anciennes parades, aussi vaillants à foncer, et fussent-ils pris dans les ronces de l’amour impossible à domestiquer, vers cette tache, nocturne dans le ciel, d’un être offert à la merci de tous..., à dix heures et demie du soir en été.
p. 197. 

Ce qui se manipule dans le triomphe de l’assomption de l’image du corps au miroir, c’est cet objet le plus évanouissant à n’y apparaître qu’en marge : l’échange des regards, manifeste à ce que l’enfant se retourne vers celui qui de quelque façon l’assiste, fut-ce seulement de ce qu’il assiste à son jeu.
Lacan J.: « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 70. 

Ce dont il s’agit quant au statut de l’acte du voyeur, c’est bien en effet de quelque chose qu’il nous fait aussi nommer le regard, mais il est à chercher bien ailleurs – à savoir dans ce que le voyeur veut voir. Le voyeur méconnaît que ce qu’il veut voir est ce qui le regarde, lui, le plus intimement, ce qui le fige dans sa fascination de voyeur, au point de le faire lui-même aussi inerte qu’au tableau.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2023, p. 155. 

L'obsessionnel en est féru plus qu'un autre, car, ai-je dit quelque part et on me l'a rappelé récemment, il est de l'ordre de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. On en sait les effets par une fable. Il est particulièrement difficile, on le sait, d'arracher l'obsessionnel à cette emprise du regard.
Lacan, J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 18.

  

J.-A. MILLER

Or cette métaphore en cache une autre, distincte. Il y a un second à la place de... Il s’agit du remplacement par lequel le corps de Tatiana vient à la place du corps de Lol. Ce n’est pas la métaphore de l’amour, c’est la métaphore du corps. On saisit que celle-ci a aussi été en jeu dans l’apparition d’Anne-Marie Stretter – une métaphore du corps derrière la métaphore de l’amour.
Miller, J.-A.: « Le corps dérobé. À propos du ravissement », La Cause du Désir, N° 103, 2019, p. 26.

À ceux qui l’entouraient, à ses proches, depuis toujours, Lol donnait le sentiment de n’être pas là, le sentiment d’une absence, de son absence dans sa présence. [...] Lol était là et en même temps pas tout à fait, c’est-à-dire qu’elle n’était pas là où était son corps.
p. 27.

Mais Lol va plus loin que le bovarysme. [...] elle énonce Je ne comprends pas qui est à ma place. Que pouvons-nous isoler en l’occurrence ? Un trouble du sentiment de la vie, un trouble du rapport du sujet à son corps. Comment approcher ce trouble ?
p. 27. 

Dans le cas de Lol, je dirais d’emblée que la chose va encore plus loin. Cette métaphore du corps est très singulière : ici, le sujet n’avait pas de corps. À la lettre, ce qui apparaît, déjà dévoilé par la scène du bal et orchestré dans une véritable symphonie par son rapport avec Hold et Tatiana, c’est que Lol n’a jamais eu de corps. Voilà ce qui lui est révélé au moment où paraît le corps sublime d’une autre.
p. 27.

L’amie va être mise en fonction dans le fantasme développé. D’emblée, Tatiana se trouvait avec Lol dans un rapport a a’, dans des relations d’identification imaginaire qui s’expriment comme amitié et qui peuvent donner lieu à ce que l’on connaît dans les amitiés féminines passionnées : l’envie, la rivalité, etc.
p. 28.

Il ne s’agit pas d’une description, mais de touches tracées autour d’un Je ne suis pas là. Non pas la description, mais l’évocation d’un manque à être son corps propre, un sentiment d’étrangeté à son corps qui parle à l’hystérie.
p. 30.

En quoi cette histoire révèle-t-elle ce qu’il en est de l’amour ? Partons de la notion que l’amour est narcissique, ce qui veut dire que l’amant vous revêt d’une image qui est l’image de lui-même. Cette image [...] vous habille comme une robe. Lacan pose la question : quand vous en êtes dérobée, quand on vous dérobe l’image que l’autre a posée sur vous, cela vous laisse quoi être sous ? Qu’est- ce que cela vous laisse être sous cette robe imaginaire ?
p. 31.

Ce qui vous enveloppe, c’est l’image i(a), l’image que l’autre pose sur vous, dont il vous habille. C’est son image, en tant que l’image est narcissique ; autrement dit, ce que vous êtes pour lui, l’image à quoi vous pouvez vous identifier comme étant l’image sous laquelle il vous voit.
p. 31.

Dans le cas de Lol, la robe et le corps nu, c’est pareil. La robe est son corps, parce qu’elle n’a pas de corps, elle n’a pas d’autre corps que ce qu’elle est dans le regard de l’Autre, dans le désir de l’Autre. Quand cette robe lui est enlevée, quand lui est enlevée l’image d’elle-même dans l’amour de son fiancé, ce qui apparaît, c’est le vide du sujet, la vacuité, comme dit Lacan. Dans le style si précis de Lacan, on apprécie la valeur de l’expression l’éclat de la robe – le agalmatique était dans la robe elle-même. La figure propre à Lol, c’est que i(a) est équivalent à a, dessous, c’est du vide.
p. 32.

Lui enlever son i(a) est équivalent à lui soustraire sur-le-champ son être, elle le retrouve immédiatement là où s’est déplacé i(a), c’est-à-dire dans l’autre femme. Le fiancé n’emporte pas simplement avec lui l’image dont il l’habillait, il emporte son être même et le dépose dans une autre. C’est un ravissement de l’être.
p. 33.

Nous n’observons pas de vacillations imaginaires a – a’, car l’objet imaginaire a valeur de réel chez Lol.
p. 33.

Le a dont il s’agit pour elle, l’objet qui à la fois la passionne et la persécute, c’est la tache. Qu’est-ce que la tache ? La tache, c’est ce qui attire votre regard, comme je l’ai souligné, c’est donc le regardé ou le vu, c’est-à-dire ce qui est passif. Je regarde, je suis le spectateur. L’autre est regardé, la tache est regardée – bête comme une tache, mais précisément, cette tache n’est pas si passive, puisqu’elle exerce une action sur moi, la tache attire mon regard. Elle attire, elle m’attire, elle me force à la regarder, cette tache. Et par là même, ça veut quelque chose, cette tache, il y a un désir derrière.
p. 34.

Lol est fascinée d’abord par ce qu’il n’y a pas, à savoir le rapport sexuel. Ce « il n’y a pas de rapport sexuel » est au principe même de la fascination. On pourrait l’étendre à la fascination de toute image.
Miller J.-A., « Les Us du laps », Vingtième séance du Cours du mercredi 31 mai 2000, Duras avec Lacan, Editions Michèle, Paris, 2020, p. 45.

Dans le cas de la fascination, lorsque le regard ne peut pas se détacher, et que ce qu’il y a à la place, c’est ce qu’on peut appeler le phallus, ou encore la forme phallique, qui est susceptible de toutes les métonymies, et dont la représentation sublime est empruntée au corps de la femme, dans son éclat.
p. 46.

Quand l’accent n’est pas mis sur la forme mais plutôt sur l’informe de ce qu’il y a à voir c’est l’objet a qui vient à la place. Dans ce qu’il y a à voir, on peut donc instaurer une dialectique entre la forme qui flatte l’œil et la chose équivoque, indicible, la forme dépourvue de contour, l’informe qui trouble, perturbe ou se glisse dans l’image bien formée.
p. 46.

Lacan n’appelle pas « regard » ce qui est fasciné par un objet. Il appelle regard le fascinant et non le fasciné.
p. 47.

Le Ravissement de Lol V. Stein est un roman de la beauté, de la captation par la beauté, par la beauté-regard.
p. 49.

Lacan lui-même, à la fin de son texte, dit que Lol V. Stein s’inscrit précisément dans la zone ou le regard se retourne en beauté, faisant référence à la position d’Antigone qu’il a élaborée dans l’Ethique de la psychanalyse comme étant celle de l’entre-deux-morts.
p. 49.

Réduite à un être de pur regard, on se demande de quoi elle jouit. Elle jouit effectivement d’une position féminine. Sa jouissance est dématérialisée. Elle n’est ni corrélée à l’organe de l’homme, ni corrélée à l’autre corps, qui est celui de Tatiana. Elle est entière suspendue à une sorte d’acte qui se réalise, au nœud qui se refait comme un nœud temporel.
p. 58.

Lacan définit la position féminine par excellence comme celle d’être le centre du regard, comme pour Lol. Assumer la position de l’objet petit a, c’est assumer la féminisation qui va avec l’exhibition.
p. 58. 

Antigone est connotée de la beauté, de l’éclat de la beauté, et précisément Lacan dans cette beauté-là a vu ce qui surgit comme dernier rempart avant l’accès à la Chose.
Miller J.-A.: « Les Us du laps », Vingt-deuxième séance du Cours du mercredi 14 juin 2000, Duras avec Lacan, Editions Michèle, Paris, 2020, p. 78.

Lacan, dans L’éthique de la psychanalyse, attribue à la beauté une fonction de défense, la beauté vous ravit, la beauté vous arrête, vous restez en arrêt devant elle, et par là-même, elle voile.
p. 78.

La beauté est le voile suprême, sublime, qui empêche de voir l’horreur qui se trouve derrière.
p. 78.

  

É. LAURENT 

Le sujet peut-il se compter deux avec son image? Contrairement à la situation du «stade du miroir», Lacan construit dans le Ravissement un véritable nœud logique où, dans un double mouvement, le ravissement est expulsion du sujet de son corps, en même temps que celui qui assiste à cette expulsion se trouve lui-même contaminé.
Laurent, É.: « Un sophisme de l’amour courtois », La Cause freudienne, N° 46, p. 18.

L’opération de la beauté est une façon de désigner l'opération de la forme, de l’image. Elle fait certes barrière, limite, identification. Mais elle se franchit.
p. 18.

Avant Lol, Lacan a présenté dans son enseignement d'autres moments, d'autres figures du franchissement. La barrière de la beauté a déjà été franchie par Antigone. Il s'agit là de la rupture du sujet avec son image de vivant, d'un dessaisissement de l'image. Le sujet rompt avec son corps.
p. 18.

Le sujet, ou pour le moins celle qui se nomme Lol, vit une expérience de dépersonnalisation. Le « ravissement » des deux autres la transporte hors d'elle-même. C'est une sorte d'enfermement dehors. Lol ne s'est pas trouvée enfermée dans le drame de la jalousie. Ce drame-là supposerait un espace commun aux trois, une rivalité imaginaire, une identification symbolique. Elle s'est trouvée privée de lieu, de mot, toute entière dans un mouvement d'expulsion hors. Rien, pas un mot, n'est venu lui donner sa place par rapport aux deux autres.
p. 19.

Nous trouvons bien là l'énoncé d'un fantasme où la robe fonctionne comme support du calcul de la place du sujet. Nous entrons alors dans une statique du fantasme, un arrêt. «Là tout s'arrête», dit Lacan. Le «thème de la robe» fonctionne ici comme les disques qui supportent le calcul des prisonniers du «Temps logique»»
p. 19.

Lorsque la robe dévoile le corps, lorsqu'un corps en remplace un autre, le corps ainsi produit se fait selon une opération qui touche au regard du sujet.
p. 19.

Dans le déroulement fantasmatique inaccompli, le voyeurisme de départ aboutit à la production du regard. Le corps qui se produit est une surface étrange, puisque c’est «une enveloppe qui n'a plus ni dedans, ni dehors, et qu'en la couture de son centre se retournent tous les regards dans le vôtre». Cette opération a sa topologie propre qui ne peut se comprendre sans référence à l'objet et au cross cap.
p. 20. 

Le point de rebroussement de la bande de Moebius où les feuillets de l'envers et de l'endroit viennent se fondre l’un dans l'autre, se retrouve dans la topologie de la robe: «... en la couture de son centre, se retournent tous les regards dans le vôtre». En ce point, Lol franchit les rapports qu'entretiennent le regard et l'image dans le stade du miroir. Celui-ci définit un ajointement entre l'être vu et le corps; il est le moment où se décerne un corps. Il définit un contenant, une boîte à regard. Là, au contraire, le corps se trouve dépossédé du regard et le retrouve à l’extérieur.
p. 20.

Lors de la première scène, d'une part Lol est fascinée, d'autre part elle est le centre des regards. Ensuite, de centre des regards, elle va se trouver privée de son regard. Elle passe alors son temps enfermée, séparée du regard des autres.
p. 20.

«Hold bascule à la place du sujet car il occupe la place du lieu de l'angoisse. Elle surgit lorsqu'il aperçoit Lol en face de la chambre de l'hôtel où il va coucher avec sa maîtresse. C’est le premier temps. Il se présente comme l'instant de voir Lol.
Dans un second temps, Hold se calme lorsqu'il imagine une première réponse à l'énigme que lui présente Lol. Il imagine un temps de réciprocité. Elle doit savoir qu'il sait qu'elle est là. Ce que Lacan énonce «qu'elle se sache vue de lui»»
p. 20.

En ce sens, ce second temps lui est homologue. Homologue, car il ne s'agit pas de calcul réciproque mais de vision. A ce regard aveugle qui le fixe, Hold imagine une vision.
p. 21.

Lacan précise bien qu'il ne s'agit pas dans la quête de Lol d'une opération du même ordre que celle de Dora contemplant les mystères de la féminité dans la Madone de Dresde: «Ne vous trompez pas sur la place du regard. Ce n'est pas Lol qui regarde, ne serait-ce que de ce qu'elle ne voit rien. Elle n'est pas le voyeur. Ce qui se passe la réalise ».
p. 21.

La réalisation du sujet, de ce sujet-corps qu'est devenue Lol, comment s'opère t-elle? Elle est «réalisée» car elle devient la tache dans le spectacle. Elle n'est pas le voyeur, elle est la tache. Elle sera cela pour Hold.
p. 21.

L’être à trois articule les deux termes dégagés par Lacan dans sa Logique du fantasme, le «je pense» et le «je suis» avec le troisième terme, l'objet regard.
p. 21.

De l’autre côté, la «conscience d'être», la conscience d'être objet de jouissance est Tatiana. L'objet regard, c'est Lol réalisée.
p. 21.

 

8. Grammaire du regard

 

S. FREUD 

Dans une certaine mesure, il arrive à la plupart des normaux de s’arrêter à ce but sexuel intermédiaire que constitue le fait de regarder de façon sexuellement marquée, ce qui leur donne en fait la possibilité de diriger une certaine part de leur libido vers des buts artistiques plus élevés.
En revanche, le plaisir scopique devient une perversion : a) lorsqu’il se limite exclusivement aux parties génitales, b) lorsqu’il est associé au dépassement du dégoût (voyeurs : spectateurs des fonctions excrémentielles), c) lorsqu’il refoule le but sexuel normal, au lieu de le préparer. Ce dernier cas est très répandu chez les exhibitionnistes qui, (…) montrent leurs parties génitales afin de pouvoir contempler en retour les parties génitales d’autrui.
Freud, S.: Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Paris, Gallimard, 1987, folio essais, p. 67.

Dans les perversions dont la tendance est de regarder et d’être regardé, se révèle une caractéristique très remarquable, dont nous nous préoccupons encore plus en détail à propos de l’aberration à suivre. Dans ce cas, le but sexuel se présente en effet sous une double forme, active et passive.
La force qui s’oppose au plaisir scopique et qui peut éventuellement être supplantée par lui est la pudeur (comme précédemment le dégoût).
p. 68.

[...] dans le plaisir de regarder-et-de-s’exhiber, l'œil correspond à une zone érogène [...]
p. 85.

Jouir de la douleur serait donc un but originellement masochiste, mais qui ne peut devenir pulsionnel que chez celui qui relève originellement du sadisme. (…) Des résultats assez différents mais plus simples sont fournis par l’investigation d’un autre couple d’opposés, les pulsions qui ont pour but : regarder et se montrer. (Voyeur et exhibitionniste dans le langage des perversions.)
Freud, S., « Pulsions et destins de la pulsion » (1915), Métapsychologie, Paris, PUF, 2019, p. 18.

Ici aussi on peut mettre en place les mêmes stades que dans le cas précédent : a) le regarder, en tant qu’activité dirigée sur un objet étranger. b) l’abandon de l’objet, le retournement de la pulsion de regarder sur une partie du corps propre, en même temps le renversement en passivité et la mise en place du nouveau but : être regardé ; c) l’installation d’un nouveau sujet auquel on se montre pour être regardé par lui. Il n’est guère douteux non plus que le but actif survient avant le but passif, que le regarder précède avant l’être-regardé.
p. 18.

[…] pour la pulsion de regarder, on reconnaît un stade encore antérieur à celui désigné sous a. La pulsion de regarder est en effet, au début de sa mise en activité, auto-érotique, elle a bien un objet, mais elle le trouve sur le propre corps. C’est plus tard seulement qu’elle est conduite (par la voie de la comparaison) à échanger cet objet avec un objet analogue du corps étranger (stade a).
pp. 18-19.

L’unique énoncé correct sur la pulsion de regarder devrait être que tous les stades de développement de la pulsion, le stade préliminaire auto-érotique aussi bien que la configuration finale active et passive, subsistent côte à côte, et cette affirmation devient évidente si, au lieu des actions pulsionnels, on prend pour base de son jugement le mécanisme de la satisfaction.
p. 19.

Il nous faut donc dire au stade préliminaire de la pulsion de regarder, pendant lequel le plaisir-désir de regarder à pour objet le corps propre, qu’il appartient au narcissisme, qu’il est une formation narcissique. C’est à partir de lui que se développe la pulsion de regarder active, en quittant le narcissisme ; mais la pulsion de regarder passive, elle, maintiendrait l’objet narcissique.
pp. 20-21.

L’objet de la pulsion de regarder, bien qu’initialement, lui aussi, une partie du corps propre, n’est pourtant pas l'œil lui-même.
p. 21.

 

J. LACAN

Si cette relation [sujet-objet] peut apparaître se soutenir de façon directe et sans béance, c’est seulement lorsqu’il s’agit des relations appelées depuis prégénitales, voir-être vu, attaquer-être attaqué, passif-actif. Le sujet vit ces relations sur un mode qui implique toujours, de façon plus ou moins implicite, plus ou moins manifeste, son identification au partenaire.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 17.

[…] car l’objet idéal est littéralement impensable - dans la nouvelle perspective, cet objet idéal est, au contraire, conçu comme un point de mire, un point d’aboutissement, auquel concourent toute une série d’expériences, d’éléments, de notions partielles de l’objet.
p. 18.

Mais arrêtons-nous un instant à cette fille aveugle. Que veut-elle dire ? Et pour considérer d’abord ce qu’elle projette devant nous, ne semble-t-il pas qu’elle est protégée par une sorte de figure sublime de la pudeur ? - qui s’appuie sur ceci, que de ne pouvoir se voir être vue, elle semble à l’abri du seul regard qui dévoile.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre VIII, Le Transfert, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2001, pp. 363-364.

Je ne crois pas qu’il soit d’un propos excentrique que de ramener ici la que je vous fis entendre autrefois sur le thème des perversions dites exhibitionnistes et voyeurismes. Je vous faisais remarquer qu’elles ne pouvaient être saisies du seul rapport de celui qui voit et qui se montre à un partenaire simplement autre, objet ou sujet.
Ce qui est intéressé dans le fantasme de l’exhibitionniste comme du voyeur, c’est un élément tiers, qui implique que peut éclore chez le partenaire une conscience complice qui reçoit ce qui lui est donné voir - que ce qui l’épanouit dans sa solitude en apparence innocente s’offre à un regard caché - qu’ainsi, c’est le désir même qui soutient sa fonction dans le fantasme, qui voile au sujet son rôle dans l’acte - que l’exhibitionniste et le voyeur se jouissent en quelque sorte eux-mêmes comme de voir et de montrer, mais sans savoir ce qu’ils voient et ce qu’ils montrent.
p. 364. 

On a remarqué depuis longtemps que c’est le propre de la phonation que de retentir immédiatement à l’oreille propre du sujet à la mesure de son émission, mais ce n’est pas pour autant que l’autre à que cette parole s’adresse ait la même place ni la même structure que celui du dévoilement visuel. Et justement parce que la parole, elle, ne suscite pas le voir, justement de ce qu’elle est, par elle-même, aveuglement.
On se voit être vu, c’est pour cela qu’on s’y dérobe. Mais on ne s’entend pas être entendu. C’est à dire qu’on ne s’entend pas là où l’on s’entend, c’est à dire dans sa tête, ou plus exactement, il y en a en effet qui s’entendent être entendus, et ce sont les fous, les hallucinés. C’est la structure de l’hallucination. Ils ne sauraient s’entendre être entendus qu’à la place de l’Autre, là où l’on entend l’Autre renvoyer votre propre message, sous sa forme inversée.
pp. 364-365.

Ce sujet donc, qui est là dans notre schéma, est en position de n’accéder que par artifice à la saisie de l’image réelle qui se produit en i(a). Ceci, par ce qu’il n’est pas là, et que ce n’est que par l’intermédiaire du miroir de l’Autre qu’il vient à s’y placer. Comme il n’est rien, il ne peut s’y voir. Aussi bien n’est-ce pas lui en tant que sujet qu’il cherche dans ce miroir.
Cette image qui est ici en i’(a), c’est bien ce que le sujet voit dans l’Autre, mais il ne le voit que pour autant qu’il est à une place qui ne se confond pas avec la place de ce qui est reflété. Nulle condition ne le lie à être à la place de l’i(a) pour se voir en i’(a).
p. 439.

Or, si l’Autre n’est pas autre chose que celui qui me renvoie mon image, je ne suis, en effet, rien d’autre que ce que je me vois être. Littéralement, je suis grand Autre en tant que lui-même, s’il existe, voit la même chose que moi. Lui aussi se voit à ma place. Comment savoir si ce que je me vois être là-bas n’est pas tout ce dont il s’agit?
C’est bien la plus simple hypothèse que de supposer l’Autre en miroir vivant, de telle sorte que, quand je le regarde, c’est lui en moi qui se regarde, et qui se voit à ma place, à la place que j’occupe en lui. S’il n’est rien d’autre que son propre regard, c’est lui qui fonde le vrai de ce regard.
p. 440.

La base de la fonction du désir est, dans un style et une forme qui sont à chaque fois à préciser, cet objet central a, en tant qu’il est, non seulement séparé, mais toujours élidé, ailleurs que là où il supporte le désir, et pourtant en relation profonde avec lui. Ce caractère d’élusion n’est nulle part plus manifeste qu’au niveau de la fonction de l’œil. C’est en quoi le support le plus satisfaisant de la fonction du désir, à savoir le fantasme, est toujours marqué d’une parenté avec les modèles visuels ou il fonctionne communément, et qui, si l’on peut dire, donnent le ton de notre vie désirante.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 291.

Ce qu’il s’agit de cerner, par les voies du chemin qu’il [Maurice Merleau-Ponty] nous indique, c’est la préexistence d’un regard - je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 69.

Le regard ne se présente à nous que sous la forme d’une étrange contingence, symbolique de ce que nous trouvons à l’horizon et comme butée de notre expérience, à savoir le manque constitutif de l’angoisse de la castration. L’œil et le regard, telle est pour nous la schize dans laquelle se manifeste la pulsion au niveau du champ scopique.
pp. 69-70.

Le monde est omnivoyeur, mais il n’est pas exhibitionniste — il ne provoque pas notre regard. Quand il commence à le provoquer, alors commence aussi le sentiment d’étrangeté.
Qu’est-ce à dire ? — sinon que, dans l’état dit de veille, il y a élision du regard, élision de ceci que, non seulement ça regarde, mais ça montre. Dans le champ du rêve, au contraire, ce qui caractérise les images, c’est que ça montre.
p. 71-72.

Le regard peut contenir en lui-même l'objet a de l'algèbre lacanienne où le sujet vient à choir, et ce qui spécifie le champ scopique, et engendre la satisfaction qui lui est propre, c'est que là, pour des raisons de structure, la chute du sujet reste toujours inaperçue, car elle se réduit à zéro.
p. 73.

Dans le rapport scopique, l’objet d’où dépend le fantasme auquel le sujet est appendu dans une vacillation essentielle, est le regard. Son privilège — et aussi bien ce pour quoi le sujet pendant si longtemps a pu se méconnaitre comme étant dans cette dépendance — tient à sa structure même.
pp. 78-79.

Dès que ce regard, le sujet essaie de s’y accommoder, il devient cet objet punctiforme, ce point d’être évanouissant, avec lequel le sujet confond sa propre défaillance. Aussi, de tous les objets dans lesquels le sujet peut reconnaître la dépendance où il est dans le registre du désir, le regard se spécifie comme insaisissable. C’est pour cela qu’il est, plus que tout autre objet, méconnu, et c’est peut-être pour cette raison aussi que le sujet trouve si heureusement à symboliser son propre trait évanouissant et punctiforme dans l’illusion de la conscience de se voir se voir, où s’élide le regard.
p. 79.

Il n’est pas vrai que, quand je suis sous le regard, quand je demande un regard, quand je l’obtiens, je ne le vois point comme regard.
p. 79.

Le regard se voit — précisément ce regard dont parle Sartre, ce regard qui me surprend, et me réduit à quelque honte, puisque c’est là le sentiment qu’il dessine comme le plus accentué. Ce regard que je rencontre — c’est à repérer dans le texte même de Sartre — est, non point un regard vu, mais un regard par moi imaginé au champ de l’Autre.
p. 79.

Mais est-ce à dire qu’originellement c’est dans le rapport de sujet à sujet, dans la fonction de l’existence d’autrui comme me regardant, que nous saisissons ce dont il s’agit dans le regard ? N’est-il pas clair que le regard n’intervient ici que pour autant que ce n’est pas le sujet néantisant, corrélatif du monde de l’objectivité, qui s’y sent surpris, mais le sujet se soutenant dans une fonction de désir ?
p. 80.

Un jour, donc, que nous attendions le moment de retirer les filets, le nommé Petit-Jean, nous l’appellerons ainsi — il est, comme toute sa famille, disparu très promptement du fait de la tuberculose, qui était à ce moment-là la maladie vraiment ambiante dans laquelle toute cette couche sociale se déplaçait — me montre un quelque-chose qui flottait à la surface des vagues. C'était une petite boîte, et même, précisons, une boîte à sardines. Elle flottait là dans le soleil, témoignage de l'industrie de la conserve, que nous étions, par ailleurs, chargés d'alimenter. Elle miroitait dans le soleil. Et Petit-Jean me dit — Tu vois, cette boîte ! Tu la vois ? Eh bien, elle, elle te voit pas ! Ce petit épisode, il trouvait ça très drôle, moi, moins. J'ai cherché pourquoi moi, je le trouvais moins drôle. C'est fort instructif.
pp. 88-89.

Dès le premier abord, nous voyons, dans la dialectique de l’œil et du regard, qu’il n’y a point coïncidence, mais foncièrement leurre. Quand dans l’amour, je demande un regard, ce qu’il y a de foncièrement insatisfaisant et de toujours manqué, c’est que — Jamais tu ne me regardes là où je te vois.
Inversement, ce que je regarde, n’est jamais ce que je veux voir. Et le rapport que j’ai évoqué tout à l’heure, du peintre et de l’amateur, est un jeu, un jeu de trompe-l’œil, quoi qu’on en dise.
p. 94-95.

D’une façon générale, le rapport du regard à ce qu’on veut voir est un rapport de leurre. Le sujet se présente comme autre qu’il n’est, et ce qu’on lui donne à voir n’est pas ce qu’il veut voir. C’est par là que l’œil peut fonctionner comme objet a, c’est-à-dire au niveau du manque (-φ).
p. 96

Il me faut, pour commencer, insister sur ceci — dans le champ scopique, le regard est au-dehors, je suis regardé, c’est-à-dire je suis tableau.
p. 98.

[… ] c’est d’une sorte de désir à l’Autre qu’il s’agit, au bout duquel est le ‘donner-à-voir’.
En quoi ce donner-à-voir apaise-t-il quelque chose ? – sinon en ceci qu’il y a un appétit de l’œil chez celui qui regarde.
p. 105. 

Ce schéma [optique] rend clair [...] que là où le sujet se voit, à savoir où se forge cette image réelle et inversée de son propre corps qui est donné dans le schéma du moi, ce n’est pas là d’où il se regarde. Mais certes, c’est dans l’espace de l’Autre qu’il se voit, et le point d’où il se regarde est lui aussi dans cet espace.
p. 132.

L'objet est ici regard — regard qui est le sujet, qui l'atteint, qui fait mouche dans le tir à la cible. Je n'ai qu'à vous rappeler ce que j'ai dit de l'analyse de Sartre. Si cette analyse fait surgir l'instance du regard, ça n'est pas au niveau de l'autre dont le regard surprend le sujet en train de voir par le trou de la serrure. C'est que l'autre le surprend, lui, le sujet, comme tout entier regard caché.
p. 166.

Qu’est-ce qu’à de commun voir et être vu ? Prenons la Schaulust, la pulsion scopique. Freud oppose bien beschauen, regarder un objet étranger, un objet proprement dit, à être regardé par une personne étrangère, beschaut werden. C’est qu’un objet et une personne, c’est pas pareil. Au bout du cercle disons qu’ils se relâchent.
p. 177.

[…] la racine de la pulsion scopique est tout entière à prendre dans le sujet, dans le fait que le sujet se voit lui-même. Seulement, là, parce qu’il est Freud, il ne s’y trompe pas. Ce n’est pas se voir dans la glace, c’est Selbst ein Sexualglied beschauenil se regarde, dirai-je, dans son membre sexuel.
p. 177.

Ce dont il s’agit dans la pulsion, c’est de se faire voir. L’activité de la pulsion se concentre dans ce se faire.
p. 177. 

Ne semble t-il pas que, […] la pulsion, s’invaginant dans la zone érogène, est chargée d’aller quêter quelque chose qui, à chaque fois, répond dans l’Autre ? […] Disons qu’au niveau de la Schaulust, c’est le regard.
p. 178.

Quant au rapport de la pulsion avec l’activité-passivité, je pense m’être suffisamment fait entendre en disant qu’au niveau de la pulsion, il est purement grammatical. Il est support, artifice, que Freud emploie pour nous faire saisir l’aller et retour du mouvement pulsionnel.
p. 182.

J’enseigne que la vision se scinde entre l’image et le regard, que le premier modèle du regard est la tache d’où dérive le radar qu’offre la coupe de l’œil à l’étendue.
Du regard, ça s’étale au pinceau sur la toile, pour vous faire mettre bas le vôtre devant l’œuvre du peintre.
On dit que ça vous regarde, de ce qui requiert votre attention.
Mais c’est plutôt l’attention de ce qui vous regarde qu’il s’agit d’obtenir. Car de ce qui vous regarde sans vous regarder, vous ne connaissez pas l’angoisse.
Lacan, J.: « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 194. 

Surtout ne vous trompez pas sur la place ici du regard. Ce n’est pas Lol qui regarde, ne serait-ce que de ce qu’elle ne voit rien. Elle n’est pas le voyeur. Ce qui se passe la réalise.
Là où est le regard, se démontre quand Lol le fait surgir à l’état d’objet pur, avec les mots qu’il faut, pour Jacques Hold, encore innocent.
“Nue, nue sous ses cheveux noirs”, ces mots de la bouche de Lol engendrent le passage de la beauté de Tatiana à la fonction de tache intolérable qui appartient à cet objet.
p. 195.

Pour nous freudiens, en revanche, ce que la structure grammaticale du langage représente est autre chose. C’est ce qui fait que, quand Freud veut articuler la pulsion, il ne peut faire autrement que de passer par cette structure grammaticale. Celle-ci est seule à donner son champ complet et ordonné à ce qui vient en fait à dominer quand Freud parle de la pulsion - je veux dire, à constituer les deux seuls exemples fonctionnant de pulsions comme telles, à savoir la pulsion scoptophilique et la pulsion sadomasochiste.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2023, p. 140.

Regardez où cette pensée le conduit quand il s’agit de la déroute du voyeur, par exemple – à savoir, à mettre l’accent sur la surprise du voyeur, pour la justifier, au moment où celui-ci est saisi par le regard d’un autre, justement, le regard d’un arrivant, d’un survenant, pendant qu’il a l’œil à la porte – regard déjà suffisamment évoqué par le petit bruit annonciateur de la venue de l’autre.
Ce dont il s’agit quant au statut de l’acte du voyeur, c’est bien en effet de quelque chose qu’il nous faut aussi nommer le regard mais il est à chercher bien ailleurs – à savoir dans ce que le voyeur veut voir. Le voyeur méconnaît que ce qu’il veut voir est ce qui le regarde, lui, le plus intimement, ce qui le fige dans sa fascination de voyeur, au point de le faire lui-même aussi inerte qu’un tableau.
pp. 154-155.

Or, c’est précisément à se dire que le rêve où il se voit être papillon n’est qu’un rêve, qu’il manque la réalité, car ce qui est le Je de Tchouang Tseu repose sur ceci, qui est essentiel à toute condition du sujet, à savoir qu’il est vu. […]
Le papillon du rêve n’est rien d’autre que ce qui désigne le sujet lui-même comme tache dans le monde. Et je vous ai déjà souligné en son temps, ce qu’a d’originelle la tache dans le surgissement, au niveau de l’organisme, de quelque chose qui fera vision. C’est bien en tant que le Je lui-même est tache sur fond, que ce dont il va interroger ce qu’il voit est aussi bien ce qu’il ne peut retrouver et qui se dérobe, à savoir cette origine du regard – combien plus sensible et plus manifeste à être articulée que la lumière du soleil pour inaugurer ce qui est de l’ordre du Je dans la relation scoptophilique. Le Je rêve seulement n’est précisément que ce qui masque la réalité du regard, en tant qu’elle est à découvrir.
En vous rappelant la fonction de l’objet a, c’est à ce point que je voulais vous amener aujourd’hui – à savoir sa corrélation étroite au Je.
pp. 163-164.

Le rapport de a au sujet barré en tant qu’il s’efforce d’être situé au regard de la satisfaction sexuelle, c’est là ce qui s’appelle le fantasme.
p. 248.

On s’interroge sur les effets d’une exhibition, à savoir si ça fait peur ou non au témoin qui paraît la provoquer. On se demande si c’est bien dans l’intention de l’exhibitionniste de provoquer cette pudeur, cet effroi, cet écho, ce quelque chose de farouche ou de consentant. Mais ce n’est pas là l’essentiel de la pulsion scoptophilique, dont vous qualifieriez la face comme vous voudrez, active ou passive, je vous en laisse le choix – en apparence, elle est passive, puisqu’elle donne à voir. L’essentiel, c’est, proprement et avant tout, de faire apparaître au champ de l’Autre le regard.
Et pourquoi ? – sinon pour y évoquer la fuite, l’insaisissable du regard dans son rapport topologique avec la limite imposée à la jouissance par la fonction du principe du plaisir.
C’est à la jouissance de l’Autre que veille l’exhibitionniste.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 254.

Ce qui importe, c’est de situer le regard en tant que subjectif, parce qu’il ne voit pas.
p. 291.

J.-A. MILLER

En effet, dans la mesure même où la relation spéculaire du “je me vois me voir” supporte les identifications imaginaires — et, au fond, le miroir est là pour matérialiser l’image —, elle dissimule la distinction à faire de la vision et du regard. De la vision comme fonction de l’organe de la vue, et du regard, son objet immanent, où s’inscrit le désir du sujet, et qui n’est pas organe — ni fonction d’aucune biologie. »
Miller J.-A.: « Jacques Lacan et la voix », Quarto, N° 54, 1994, p. 48.

Le plus important de l’imaginaire c’est ce qui ne peut pas se voir. En particulier, pour prendre le pivot de cette clinique qui par exemple se développe dans le Séminaire IV, La relation d’objet, c’est le phallus féminin, le phallus maternel. C’est un paradoxe d’appeler ça le phallus imaginaire quand précisément on ne peut pas le voir, c’est presque comme s’il était question d’imagination.
Miller, J.-A.: « Les prisons de la jouissance », La Cause freudienne, N° 69, p.117. 

C’est dans l’expérience du psychotique que la voix que personne ne peut entendre, que le regard que personne ne peut voir, trouvent leur existence.
p. 121.

Le voyant n’est pas un pur sujet de la vision, sa définition ne s’épuise pas dans la propriété de voir, mais il est lui-même plongé immergé dans le visible de son corps — cela passionne Merleau-Ponty, comme il le souligne dans L’œil et l’Esprit, postérieur à sa Phénoménologie de la perception. Une énigme fondamentale oriente sa description : mon corps est à la fois voyant et visible, il est paradoxalement capable de regarder et de se regarder. »
Miller J.-A.: « D'un regard, l'étrangeté », La cause du désir, N° 102, p. 46.

Deuxièmement, Lacan pose que la vue du spectacle du monde lui-même, son auto-scopie — qui est une autre façon de parler de sa visibilité —, préexiste à ma vision du spectacle du monde. Il faut que ce spectacle se voie lui-même pour que ma vision puisse émerger. C'est en ce sens qu'il peut dire que le spectacle du monde apparaît comme « omnivoyeur ». C'est comme s'il y avait du voir déjà là dans le monde avant ma vision et conditionnant ma vision.
Miller J.-A.: « La logique du perçu », Cahier, N° 5, p. 14.

Le regard, au sens de Lacan, n'est pas ma réponse perceptive aux chatouillements du perçu. Le regard lacanien, c'est ce qui nous inclut en tant qu'êtres regardés dans le spectacle du monde. C'est ce qui advient quand nous, nous montons sur la scène du théâtre sans spectateurs.
p. 15

La différence entre le regard amené par Merleau-Ponty et celui que construit Lacan, c'est que le regard lacanien est au champ de l'Autre. Il le dit en toutes lettres : dans le champ scopique, le regard est au-dehors.
p. 17.

On dira plutôt regardé que vu, si on conserve les termes de la vision pour une certaine réciprocité subjective et si on spécialise le terme du regard pour qualifier cet objet qui surgit dans le champ de l'Autre. A cet égard, le spectacle du monde sans doute est donné à voir au sujet de la perception, mais le sujet est lui-même donné à voir à l'Autre. Il est donné à voir à la perception impensable de I 'Autre.
p. 17.

Ce n'est pas seulement que ce qui est lumière voit, mais c'est précisément : ce qui est lumière me regarde. Et pour que l'Autre me regarde sans qu'il me voie par un œil, il suffit que la lumière perde sa transparence, il suffit qu'elle chatoie, il suffit qu'elle miroite, il suffit d'un reflet, il suffit qu'elle donne naissance à une opacité ou à une tache pour qu'alors, l'Autre me regarde.
pp. 17-18.

Lacan n’appelle pas « regard » ce qui est fasciné par un objet. Il appelle regard le fascinant et non le fasciné.
Miller J.-A.: « Les Us du laps », Vingtième séance du Cours du mercredi 31 mai 2000, Duras avec Lacan, Editions Michèle, Paris, 2020, p. 47.
 

9. La fonction de la tache

J. LACAN

Qu'est-ce que nous appelons refoulement, et surtout retour du refoulé? - si ce n'est quelque chose qui semble déteindre par en-dessous, et qui vient surgir à la surface, comme l'Écriture le qualifie, ou comme tache qui remonte avec le temps à la surface?
Lacan J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l'inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 450. 

C'est aux niveaux les plus différents de notre engagement dans notre propre réel que la tache ou la touche de conscience apparaît, sans qu'il n'y ait aucune continuité, aucune homogénéité de la conscience.
Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, pp. 263-264.

Si cette image spéculaire que nous avons en face de nous, qui est notre stature, notre visage, notre paire d’yeux, laisse surgir la dimension de notre propre regard, la valeur de l’image commence de changer — surtout s’il y a un moment où ce regard qui apparaît dans le miroir commence à ne plus nous regarder nous-mêmes. Initium, aura, aurore d’un sentiment d’étrangeté qui est la porte ouverte sur l’angoisse.
Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 104.

Si ce qui est vu dans le miroir est angoissant, c’est pour n’être pas proposable à la reconnaissance de l’Autre.
p. 142.

La tache de sang, que ce soit celle à quoi s'exténue Lady Macbeth ou celle que Lautréamont désigne sous le terme intellectuelle, est impossible à effacer, parce que la nature du signifiant est justement de s'efforcer à effacer une trace.
p. 162.

Au niveau des insectes [...] on voit apparaître l'existence d'une double tache dont l'effet est de fasciner l'autre, prédateur ou non. [...] Cet élément de fascination dans la fonction du regard, où toute substance subjective semble se perdre, s'absorber, sortir du monde, est en lui-même énigmatique. Voilà pourtant le point d'irradiation qui nous permet de mettre en cause ce que nous révèle la fonction du désir dans le champ visuel.
p. 278.

Pour révéler ce qu’il y a d’apparence dans le caractère satisfaisant de la forme comme telle, voire de l’idée en tant qu’enracinée dans l’eidos visuel, pour voir se déchirer ce qu’il a ici d’illusoire, il suffit d’apporter une tache dans le champ visuel pour voir où s’attache vraiment la pointe du désir [...] je dirai qu'il suffit d'une tache pour faire fonction de grain de beauté.
p. 293.

Plus que la forme qu’il entache, c’est le grain de beauté qui me regarde. C’est parce que ça me regarde qu’il m’attire si paradoxalement, quelquefois à plus juste titre que le regard de ma partenaire, car ce regard me reflète et, pour autant qu’il me reflète, il n’est que mon reflet, buée imaginaire.
p. 293.

Qu’est-ce qui nous regarde ? Le blanc de l’œil de l’aveugle, par exemple. Ou, pour prendre une autre image, dont vous vous souvenez, j’espère, encore que ce soit l’écho d’une autre année --songer au viveur de la Dolce Vita, au dernier moment fantomatique du film, quand il s’avance, comme sautant d’une ombre à l’autre du bois des pins où il se profile, pour déboucher sur la plage, et qu’il voit l’œil inerte de la chose marine que les pêcheurs sont en train de faire émerger. Voilà ce par quoi nous sommes le plus regardés, et qui montre comment l’angoisse émerge dans la vision au lieu du désir que commande a.
p. 293.

Or, rappelez-vous ce que je vous ai dit de la tache au niveau du champ visuel. Avec la tache apparaît, ou se prépare, la possibilité de résurgence dans le champ du désir de ce qu’il a, derrière, d’occulte, à savoir en être évidé pour que le désir puisse y rester, avec cette possibilité ubiquiste, voire vagabonde, qui lui permet de se dérober à l'angoisse.
p. 321.

Si la fonction de la tache est reconnue dans son autonomie et identifiée à celle du regard, nous pouvons en chercher la menée, le fil, la trace, à tous les étages de la constitution du monde dans le champ scopique. On s’apercevra alors que la fonction de la tache et du regard y est à la fois ce qui le commande le plus secrètement, et ce qui échappe toujours à la saisie de cette forme de la vision qui se satisfait d’elle-même en s’imaginant comme conscience.
Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 71.

J’entends, et Maurice Merleau-Ponty nous le pointe, que nous sommes des êtres regardés, dans le spectacle du monde. Ce qui nous fait conscience nous institue du même coup comme speculum mundi. N’y a-t-il pas de la satisfaction à être sous ce regard dont je parlais tout à l’heure en suivant Maurice Merleau-Ponty, ce regard qui nous cerne, et qui fait d’abord de nous des êtres regardés, mais sans qu’on nous le montre ?
Le spectacle du monde, en ce sens, nous apparaît comme omnivoyeur. C’est bien là le fantasme que nous trouvons dans la perspective platonicienne, d’un être absolu à qui est transféré la qualité de l’omnivoyant. Au niveau même de l’expérience phénoménale de la contemplation, ce côté omnivoyeur se pointe dans la satisfaction d’une femme à se savoir regardée, à condition qu’on ne lui montre pas.
p. 71. 

J’essaie ici de saisir comment la tuché est représentée dans la prise visionnelle. Je montrerai que c’est au niveau que j’appelle la tache que se trouve le point tychique de la fonction scopique. C’est dire que le plan de la réciprocité du regard et du regardé est, plus que tout autre, propice, pour le sujet, à l’alibi. Il conviendrait donc de ne pas, par nos interventions dans la séance, le faire s’établir sur le plan. Il faudrait, au contraire, le tronquer de ce point de regard dernier, qui est illusoire.
p. 74.

Dans le tableau de Holbein, je vous ai tout de suite montré [...] le singulier objet flottant au premier plan, qui est là à regarder, pour prendre, je dirais presque prendre au piège, le regardant, c’est-à-dire nous.
p. 86.

La portée de cette petite histoire, telle qu’elle venait de surgir dans l’invention de mon partenaire, le fait qu’il la trouvât si drôle, et moi, moins, tient à ce que, si on me raconte une histoire comme celle-là, c’est tout de même parce que moi, à ce moment-là — tel que je me suis dépeint, avec ces types qui gagnaient péniblement leur existence, dans l’étreinte avec ce qui était pour eux la rude nature — moi, je faisais tableau d’une façon inénarrable. Pour tout dire, je faisais tant soit peu tache dans le tableau. Et c’est bien de le sentir qui fait que rien qu’à m’entendre interpeller ainsi, dans cette humoristique, ironique, histoire, je ne la trouve pas si drôle que ça.
p. 89.

Sans doute, au fond de mon œil, se peint le tableau. Le tableau, certes, est dans mon œil. Mais moi, je suis dans le tableau. [...]
Et moi, si je suis quelque chose dans le tableau, c’est aussi sous cette forme de l’écran, que j’ai nommée tout à l’heure la tache.
pp. 89-90.

Il y a des faits qui ne peuvent pas s’articuler que de la dimension phénoménale du survol par quoi je me situe dans le tableau comme tache – ce sont des faits de mimétisme.
p. 91.

Je vous ai donné les éléments pour le comprendre, en vous disant que l’objet a peut être identique au regard. Eh bien, Freud pointe précisément le nœud de l’hypnose en formulant que l’objet y est un élément assurément difficile à saisir, mais incontestable, le regard de l’hypnotiseur. Rappelez-vous ce que je vous ai articulé de la fonction du regard, de ses relations fondamentales à la tache, du fait qu’il y a déjà dans le monde quelque chose qui regarde avant qu’il y ait une vue pour le voir, que l’ocelle du mimétisme est indispensable comme présupposé au fait qu’un sujet peut voir et être fasciné, que la fascination de la tache est antérieure à la vue qui la découvre.
p. 245.

J’enseigne que la vision se scinde entre l’image et le regard, que le premier modèle du regard est la tache d’où dérive le radar qu’offre la coupe de l’œil à l’étendue.
Du regard, ça s’étale au pinceau sur la toile, pour vous faire mettre bas le vôtre devant l’œuvre du peintre.
On dit que ça vous regarde, de ce qui requiert votre attention.
Mais c’est plutôt l’attention de ce qui vous regarde qu’il s’agit d’obtenir. Car de ce qui vous regarde sans vous regarder, vous ne connaissez pas l’angoisse.
Lacan, J.: « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein. », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 194. 

Surtout ne vous trompez pas sur la place ici du regard. Ce n’est pas Lol qui regarde, ne serait-ce que de ce qu’elle ne voit rien. Elle n’est pas le voyeur. Ce qui se passe la réalise.
Là où est le regard, se démontre quand Lol le fait surgir à l’état d’objet pur, avec les mots qu’il faut, pour Jacques Hold, encore innocent.
“Nue, nue sous ses cheveux noirs”, ces mots de la bouche de Lol engendrent le passage de la beauté de Tatiana à la fonction de tache intolérable qui appartient à cet objet.
p. 195.

C’est très précisément en tant que quelque chose manque dans ce qui se donne comme image qu’est le ressort dont il n’y a qu’une solution, c’est comme objet a, c’est-à-dire précisément en tant que manque et, si vous voulez en tant que tache.
Lacan J.: Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 290.

La définition de la tache, c’est justement d’être ce qui, dans le champ, se distingue comme trou, comme une absence.
p. 290.

Après tout, pourquoi n’y aurait-il pas moyen d’admettre ceci ? — que ce qui fait qu’il y ait vue, contemplation, tous ces rapports visuels qui retiennent l’être parlant, que tout ceci ne prend vraiment son attache, ne trouve sa racine qu’au niveau même de ce qui, d’être tache dans ce champ, peut servir à boucher, à combler ce qu’il en est du manque, du manque lui-même parfaitement articulé, et articulé comme manque, à savoir ce qui est le seul terme grâce à quoi l’être parlant peut se repérer au regard de ce qu’il en est de son appartenance sexuelle.
p. 290.

J.-A. MILLER

Ce qu'ajoute Lacan, c'est qu'il n'y a pas que le milieu de visibilité dont on peut dire qu'il est au lieu de l'Autre, ou qu'il incarne le lieu de l'Autre. Il y a une autre fonction, celle de ce qui fait tache dans le lieu de l'Autre.
Miller J.-A.: « La logique du perçu », Cahier, N° 5, p. 15.

On dira plutôt regardé que vu, si on conserve les termes de la vision pour une certaine réciprocité subjective et si on spécialise le terme du regard pour qualifier cet objet qui surgit dans le champ de l'Autre. A cet égard, le spectacle du monde sans doute est donné à voir au sujet de la perception, mais le sujet est lui-même donné à voir à l'Autre. Il est donné à voir à la perception impensable de I 'Autre.
p. 17.

Ce n'est pas seulement que ce qui est lumière voit, mais c'est précisément : ce qui est lumière me regarde. Et pour que l'Autre me regarde sans qu'il me voie par un œil, il suffit que la lumière perde sa transparence, il suffit qu'elle chatoie, il suffit qu'elle miroite, il suffit d'un reflet, il suffit qu'elle donne naissance à une opacité ou à une tache pour qu'alors, l'Autre me regarde.
pp. 17-18.

Mais quelque chose change quand, dans ce champ de l'Autre comme lumière, apparaît la tache qui a valeur de regard porté sur le sujet.
p. 18.

Alors — troisième temps —, l'opération propre de cette tache est de faire entrer le sujet lui-même dans le spectacle du monde, de le faire entrer dans le tableau et, à la limite, de le faire devenir tache.
p. 18.

Ce que Lacan commente dans son Séminaire XI, c'est ce devenir-tache du sujet. C'est la sollicitation, non pas seulement de la lumière, mais la sollicitation de la tache qui introduit un devenir-tache du sujet, qui en quelque sorte l'attire.
p. 18.

Tout est là, la grenouille voit le bœuf et lui ne la voit pas, et elle, sérieusement, elle fait tache dans le paysage, vous pensez, on n'a jamais vu, comme ça, une grenouille si enflée. On pourrait appeler cette fable, d'ailleurs [...]: l'effet mortel d'un regard.
Miller J.-A.: Orientation lacanienne, « Le Partenaire-Symptôme », leçon du 3 juin 1998, inédit.

Sur le registre comique, c’est l’histoire de petit Jean racontée par Lacan dans le Séminaire XI. Il est en mer, petit Jean lui montre une boîte de conserve et lui dit – Tu vois, cette boîte ? Tu la vois ? Eh bien, elle, elle te voit pas ! Lacan s’en souvient des dizaines d’années plus tard, donnant une indication sur sa pathologie, enfin sur son pathétique à lui. Il explique – petit Jean trouvait ça très drôle, moi, moins – et analyse la chose. Cette boîte me regarde au niveau du point lumineux, au niveau où je centre mon regard sur elle, le point lumineux lui-même me regarde ; à ce moment-là, je m’aperçois que je fais tache, je suis le personnage ridicule dans ce décor breton. Je suis le touriste qui vient se faire balader par le prolétaire qui, lui, gagne sa vie à la sueur de son front. Moi, je suis le gandin qui se promène. Étant donné qu’il ne peut me le dire comme ça, il me le fait dire par la boîte de conserve – Regarde le con que tu es, mon pauvre ! Lacan est alors saisi par le fait qu’il est de trop. Il est de trop dans le décor, il est le surnuméraire de l’affaire. Quand il dit pas si drôle que ça, c’est un moment d’angoisse, pour l’appeler par son nom.
Miller, J.-A.: « Le corps dérobé. À propos du ravissement », La Cause du Désir, N° 103, p. 35.

Je ne sais pas ce que je suis dans le désir de l’Autre, je ne sais pas quel est mon i(a), quelle est mon image pour l’Autre. Là est le phénomène que Lacan signale dans son texte sur Duras – la tache me regarde sans me regarder. Elle me regarde comme point lumineux, néanmoins mon i(a), mon image pour elle reste insituable pour moi.
p. 35.

Je crois, en effet, que l’expression d’Eric Laurent, la féminisation par l’objet petit a, est une autre version de la forme érotomaniaque de l’amour. L’objet petit a comme tache, on l’a vu, c’est ce qui fascine mon regard. Lacan définit la position féminine par excellence comme celle d’être le centre du regard comme pour Lol.
Miller J.-A.: « Les Us du laps », Vingtième séance du Cours du mercredi 31 mai 2000, Duras avec Lacan, Editions Michèle, Paris, 2020, p. 58.

C’est en cela que l’on peut dire que le petit a dont il s’agit pour elle, l’objet qui à la fois la passionne et la persécute, c’est la tache. Qu’est-ce que la tache ? La tache, c’est ce qui attire votre regard. Comme je l’ai souligné, c’est donc le regard ou le vu, c’est-à-dire ce qui est passif. Je regarde, je suis le spectateur, je regarde. L’autre est regardé, la tache est regardée. Bête comme une tache, mais précisément, cette tache n’est pas si passive que cela, puisqu’elle exerce une action sur moi, puisque la tache précisément attire mon regard. Elle attire, elle m’attire ; ça me force à la regarder, cette tache. Et de ce fait, ça veut quelque chose, cette tache. C’est-à-dire qu’il y a un désir derrière la tache.
p. 75.

 

É. LAURENT

Il s’agit donc ici de tout autre chose que du monde de la caverne ou de la chambre obscure : Je suis au contraire en pleine lumière, tel un rat affolé, ou un lapin aveuglé par les phares de la route. [...] L’inconscient est « la lumière qui ne laisse pas sa place à l’ombre, ni s’insinuer le contour ».
L’insinuation du contour est, pourrions-nous dire, la tâche qui incombe à une psychanalyse, ou encore la tache qu’elle produit. Là où j’étais transfixé, j’arrive à discerner les contours, à installer des semblants, à savoir qu’il est possible de le faire et que l’effort d’équivoque — qui ne cessera jamais — est la grande découverte de ce que parler veut dire chez les humains. C’est cette expérience qui permet de savoir qu’on peut détourer, détourner, contourner, ne pas se retrouver dans la situation la plus terrible de cette transfixation par la lumière absolue de la jouissance.
Laurent É.: « L’impossible nomination, ses semblants, son sinthome », La Cause freudienne, N° 77, pp. 79-80.

Le vide intérieur passe à l’extérieur, et devient objet tache comme la boîte de sardines dont Lacan, évoquant un souvenir de jeunesse, a fait un apologue […]. Elle faisait tache cette boite, comme un plein dans le monde. L’extraction topologique transforme le vide en cet objet qui nous regarde, qui nous fascine, qui convoque notre regard. Il est articulé au corps par l’effet qu’il produit et qui n’est pas un effet de signification.
Laurent, É.: L’Envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Éditions Navarin / Le Champ freudien, 2016, p. 188

10. Ont contribué à l’établissement de cette bibliographie

Anglais

Angel Angelov (Bulgaria), An Bulkens (USA), Florencia Cinquemani (Denmark), Anna De Filippi (USA), Jose Armando Garcia (USA), Julio Garcia Salas (Norway), Wardi Haj (Israel), Danuta Heinrich (Poland), Tzvetelina Ivanova (Bulgaria), Miles Link (Ireland), Tatiana Lubimova (Ukraine), Aino-Marjatta Mäki (Finland), Susan Mc Feely (Ireland), Tom Ryan (Ireland), Hila Shamir (Israel), Karina Tenenbaum (USA), Mariela Vitto (The Netherlands), Florencia F.C. Shanahan (Ireland).

 

Français

Katia Vartzbed (Suisse), Dominique Rudaz (Suisse), Lynn Gaillard (France), Flavio Ungarelli (Suisse), Glenn Strubbe (Belgique), Peter Decuyper (Belgique), Stefanie Roux (Belgique), Joachim Cauwe (Belgique), Danaé Toyas (Grèce), Dossia Avdelidi (Grèce), Amal Wahbi (Québec), Mariela Vitto (Pays-Bas), Clémentine Benard (Autriche), Elena Petrova (France), Nikita Moshkin (France), Olina Chizhova (Russie), Sergio Myszkin (Israel), Renata Texeira (USA), Cristina Gonzalez de Garroni (USA), Nelson Hellmanzik (France), Julie Baicry (Germany), Thomas Van Rumst (Belgique).