Beauté et pudeur

Laure Naveau

Beauté et pudeur
Réflexion sur l’obscène

« En ces temps de misères omniprésentes,
[…] parler de la beauté pourrait paraître incongru,
inconvenant, provocateur.
Presque un scandale. »
François Cheng, Cinq méditations sur la beauté

Ultime barrière, défense dernière contre le réel, la beauté, n’y touchez-pas !, enseignait Lacan dans son Éthique [1]. Et Jacques-Alain Miller en donne une lecture magistrale lorsqu’il déchiffre pour nous en ces termes, la référence faite par Lacan à Hogarth au cours du Séminaire sur Le sinthome : « L’éthique esquissée dans Le sinthome se complète d’une esthétique. […] Ce n’est pas la paisible beauté fibonaccienne rythmée par le nombre d’or, faite pour s’accorder à l’existence stable dans l’universel, c’est la beauté hasardeuse, sinueuse et variée que Hogarth eut le génie de figurer d’une simple ligne aérienne ondulante. [2] »

Lacan, s’intéressant de près à Joyce, le déchiffre ainsi : Joyce a voulu faire « de son art […] un eaube jeddard, […] jet d’art sur l’eaube scène de la logique elle-même [3] ». Puis il introduit ainsi la question du beau, en effet avec Hogarth : « L’eaubscène. Écrivez-ça eaub… pour rappeler que le beau n’est pas autre chose. [4]» « Le nommé Hogarth, qui s’était beaucoup interrogé sur la beauté, pensait que celle-ci avait toujours quelque chose à faire avec cette double inflexion. […] Cela tiendrait à rattacher la beauté à quelque chose d’autre que l’obscène, c’est-à-dire au réel. [5] »

Bien qu’obscène donc – est obscène ce qui offense la pudeur – le beau constitue une barrière contre le réel, à condition de n’y point toucher…

Mais les barrières, aujourd’hui, ne cessent d’être franchies, et le voile de la pudeur de se déchirer, nous laissant désemparés devant une certaine horreur, barbarie à visage inhumain. Ce qui ne peut ni ne doit être vu est exposé cependant dans une jouissance de la transgression jusque-là inédite. Pas d’esthétique dans la guerre.

L’éthique de la psychanalyse est alors ici convoquée comme éthique du regard, beauté et pudeur définies comme barrières à ne point franchir.

N’est-ce pas ce que Daniel Roy nous rappelle dans son bel argument de notre prochain Congrès, lorsqu’il convoque le geste inaugural de Freud proposant à ses patients le passage au divan, et installant ainsi le regard hors-champ du visuel, « objet séparé, séparé de l’échange de la relation spéculaire [6] », objet isolé naissant ainsi d’une soustraction.

Associé ici aux termes de beauté et pudeur, le regard convoque alors cette faculté de juger propre à tout sujet digne de ce nom, jugement esthétique qui conditionne pour chacun l’attribut du prédicat beau ou laid à un objet.

Que dans cette entreprise, l’analyste, dans sa dimension hors-champ [7], y mette du sien, a son importance, et son efficace. C’est ce que l’on appelle l’interprétation. Il lui suffit, par exemple, de savoir transformer, par un Witz, la poubelle en la plus belle, palea en agalma… Un autre regard devient alors possible pour le sujet, un autre relief s’aperçoit…

Et là où la sauvagerie des images révulse jusqu’à l’écœurement, l’urgence est de savoir convoquer le bien dire, seul capable de remettre un voile sur ce forçage, effraction du réel.

C’est ainsi que je m’explique la formulation tardive de Lacan dans son enseignement, selon laquelle « le bien dire n’est gouverné que par la pudeur. [8] » 

Car ne nous y trompons pas : tout montrer et tout voir, forclusion de la castration, et son corollaire, être vu de toute part par cet œil absolu ainsi désigné par Gérard Wajcman [9], ne peut qu’entraîner son retour dans le réel tel que Lacan l’annonçait, dans un propos oraculaire convoquant le sacrifice au dieu obscur [10].

Dans son Éthique, une voie se dessine : le beau « nous arrête, mais aussi il nous indique dans quel sens se trouve le champ de la destruction. Qu’en ce sens, pour viser le centre de l’expérience morale, le beau soit plus près du mal que le bien, n’est pas là, je l’espère, pour vous étonner beaucoup.[11] »

C’est le sens que je donne pour ma part au port du voile que convoquent, chacune à sa façon, les trois religions monothéistes, qui considèrent le sublime dans son lien à cette sorte de parure, voilement des femmes et de leur castration, dont l’envers est leur destruction pure et simple. Qu’il glisse d’un cheveu, et c’est la punition, faussement divine, meurtre de sa jeunesse, de sa beauté, de son corps tout entier banni, où l’outrage à la beauté règne d’une main de fer. Masha est une nouvelle Antigone, mettant au grand jour la vérité de ces préceptes inhumains, elle subit un malheur égal à celui de celles qui sont prises dans le jeu cruel des dieux, obscurs en effet.

J.-A. Miller, déjà, ne posait-il pas le problème en ces termes, en 2001 : « La vraie question est de savoir pourquoi la psychanalyse ne prend pas racine en terre d’Islam. Il le faudrait pourtant, pour assécher la jouissance mortifère du sacrifice. [12] »

Lacan, en 1972, prophétisait le pire : « Sachez que ce qui monte, qu’on n’a pas encore vu jusqu’à ses dernières conséquences, et qui, lui, s’enracine dans le corps, dans la fraternité du corps, c’est le racisme. Vous n’avez pas fini d’en entendre parler. [13] »

La femme, le juif – au sens de Notre objet a de François Regnault [14] –, nous y sommes, et le pessimisme de Freud sur le combat entre Éros et Thanatos nous regarde aujourd’hui de près.

Contre l’obscénité des images de guerre et de mort, contre le négationnisme ambiant et la volonté cynique de terroriser les peuples, l’assèchement de la jouissance débridée du regard est requis.

Nous devons alors affirmer en quoi le discours analytique, refuge contre le malaise dans la civilisation, s’inscrit en faux dans cette guerre médiatique et folle qui vise à la disparition bien plus qu’à l’apparition du sujet.

Avec un engagement décidé, le discours analytique constitue l’un des remparts qui redonne au sujet le pouvoir de la parole qui lui est dérobé par cette impudeur, pouvoir de s’inscrire dans sa différence absolue, de faire entendre sa voix, de porter un courageux regard sur l’immonde du monde pour en permettre, c’est un pari, une certaine ré-esthétisation. Pas d’éthique sans esthétique donc, telle serait la thèse.

Je conclus avec Platon, et son Protagoras : « Zeus alors, inquiet pour notre espèce menacée de disparaître, envoie Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice, afin qu’il y eût dans les villes de l’harmonie et des liens créateurs d’amitié. [15]»

Mais Dieu n’existant pas, ou plutôt, étant inconscient, comme l’écrivit encore F. Regnault dans son remarquable essai [16], il nous revient d’inventer une autre voie d’escapade.

Et pour sortir de l’eaubscène, ne pas reculer à bien dire, à mi-dire, par la grâce d’une analyse, ce qui, du réel, reste indicible cependant.

Sans oublier qu’avant l’éclair, qui gouverne le monde et peut être, à son horizon, l’expérience analytique, c’est bien le fantasme qui nous gouverne, ici et maintenant, et qu’il n’est jamais, c’est son destin, beau à voir.

C’est pourquoi il importe, seule issue créatrice d’amitié, et de quelque gaieté, de le traverser et d’en démonter la logique.

 

Références

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 280 : « un beau-n’y-touchez-pas ».

[2] Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille », in Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 244.

[3] Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 568.

[4] Ibid., p. 565.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 69.

[6] Roy D., Présentation du thème du Congrès NLS 2024. Consultable sur le site : https://www.amp-nls.org/wp-content/uploads/2023/06/ARGUMENT-FR.-CONGRES-2024.pdf

[7] Naveau L., « Sous le regard », Manifeste pour le hors-champ, Lacan Quotidien, no 76, 1 nov 2011. Consultable sur le site : https://lacanquotidien.fr/blog/2011/11/lacan-quotidien-n°76-sous-le-regard-par-laure-naveau-manifeste-pour-le-hors-champ/

[8] Lacan J. Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent »,  leçon du 12 mars 1974, inédit. 

[9] Wajcman G., L’œil absolu, París, Denoël, 2010.

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p.247.

[11] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 256.

[12] Miller J.-A., « La tendresse des terroristes », Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002, p. 163.

[13] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 236.

[14] Regnault F., Notre objet a, Verdier, 2003.

[15] Platon, Protagoras, 322c, texte établi et traduit par Alfred Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 37.

[16] Regnault F., Dieu est inconscient, Paris, Navarin éditeur, 1985.