Vers la Störung

Paulina Tanterl

Lacan écrit dans ses réflexions sur l’objet regard qu’il est lui-même dans le tableau, il est donc lui-même une partie du tableau. Comment est-il possible que Lacan soit en mesure de reconnaître sa propre position dans le tableau ? Il doit s’agir d’un moment où quelque chose devient visible au-delà de l’apparence. C’est le moment de l’irritation qui amène Lacan à travailler quelque chose au-delà de la vision. Où commence cette irritation ? « Tu vois, cette boîte ? Tu la vois ? Eh bien, elle, elle te voit pas ! [1] ». Lacan affirme qu’il n'était pas du tout amusé par cette remarque et il explore cette incohérence dans la partie suivante. En effet, pour lui, quelque chose est effectivement en train de le regarder, de le concerner, et ce, sans aucune métaphore. C'est ce que Lacan décrit comme quelque chose qui ne passe justement pas par l’œil, mais qui lui révèle sa propre position au sein du tableau. Il précisera ici qu’il s’agit, dans le regard, d’une forme de reflet et qu’il y a là un point d’ambiguïté. [2]

Dans la scène de l’Acropole, il y a également un moment d’irritation similaire, et ce, sous la forme d’une perturbation [Störung]. Freud décrit ce moment et cette perturbation comme une « humeur singulièrement maussade [3] » [Üble Stimmung] qui précède l’admiration de l’Acropole. Dans la langue allemande, le mot Störung peut être utilisé et lu de nombreuses manières différentes. Freud l’utilise dans sa lettre à Romain Rolland et parle d’un « trouble de mémoire [4] » [Erinnerungsstörung] qui lui était jusqu’alors inexplicable. Il dit dans le premier paragraphe de sa lettre que sa mauvaise humeur l’avait « gâché[e] [5] » [gestört]. Quelle est la fonction cette perturbation [Störung] ? Pour Freud, cette mauvaise humeur perturbe la vue de l’Acropole et, en tout cas, c’est précisément cette mauvaise humeur qui reste dans la mémoire de Freud. Quelque chose dérange [stört] Freud dans cette humeur particulière et grâce à cette perturbation [Störung], il écrira bien des décennies plus tard quelque chose sur l’Acropole qui se situe au-delà de son regard enjolivé. Il y a quelque chose dans l’Acropole qui regarde Freud. Jacques-Alain Miller précise cette observation en utilisant la propre interprétation de Freud par rapport à son père : « l’Acropole les regarde[, Freud et son frère,] du regard du père [6] ». On trouve également cette formulation chez Lacan, lorsqu’il constate avec certitude que la boîte de sardines le regarde justement quand même. Freud nous amène donc à une Acropole qui deviendra plus tard pour Lacan la boîte de sardines qui le regarde [7]. Là encore, c’est l’irritation de Lacan qui l’a aidé à lire cette scène avec la boîte au-delà d’un moment glorifié sur un bateau de pêche. Pour pouvoir se reconnaître dans le tableau, c’est-à-dire par rapport à l’objet regard, une perturbation est nécessaire. Un moment où quelque chose se brise et peut ainsi se détacher de la pure vision.

Références

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 89.

[2] Cf. Ibid., p. 90.

[3] Freud S., « Un trouble de mémoire sur l’Acropole – Lettre à Romain Rolland » [1936], Résultats, idées, problèmes II, 1921-1938, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 222.

[4] Ibid., p. 221.

[5] Ibid., p. 223.

[6] Miller J.-A., « D’un regard, l’étrangeté », La Cause du désir, n° 102, 2019, p. 55.

[7] Cf. Ibid.