« Spot »

Pamela King

Dans son article sur le Blog du Congrès 2024 de la NLS, Jean Luc Monnier écrit que « si l’objet n’est pas séparé et remis à l’Autre qui s’en fait le dépositaire, la réalité que le sujet produit est une réalité capricieuse, mouvante, voire hostile [1] ». Ce qui dit sans doute bien l’expérience qui était celle d’Andy Warhol. Le célèbre peintre, cinéaste, écrivain, producteur d’un groupe culte, homme d’affaires, night-clubber, philosophe... s’est toujours débattu en effet avec sa rencontre singulière avec le réel – appelons cette rencontre une « externalité [2] », « un désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet [3] ». Comment A. Warhol a-t-il donc noué, dénoué et renoué l’image, le corps, et toute son œuvre elle-même, afin de se fabriquer un S.K.beau avec le corps qu’il avait ?

Un événement particulier survenu à l’âge de huit ans a marqué A. Warhol pour la vie. Il fut atteint de la danse de Saint-Guy, qui provoque tremblements et convulsions. Il passa des mois au lit, sa mère à son chevet, entouré de magazines de cinéma et de livres de coloriage, découpant des poupées Disney. Sa chambre de malade est ainsi devenue son premier atelier – un répit face aux moqueries qu’il subissait à l’école pour être étranger, catholique et tremblant. Mais la maladie le laissa avec une chevelure clairsemée et une peau tachetée, qui n’ont cessé de le tourmenter. « Si quelqu’un me demandait, “Quel est ton problème ?”, je répondrais : “La peau” [4] ». Les médecins, les crèmes et les interventions chirurgicales ont occupé une grande partie de sa vie. « Les gens m’appelaient [...] “Spot” [“Tache”] [5] ». On le montrait du doigt, non pour la beauté qu’il admirait dans les visages des stars de ses magazines, mais pour les taches sur son visage. « Il se trouvait grotesque [6] », un rebus. Les critiques et le regard sévère de sa mère omniprésente le convainquaient qu’il était « la personne la plus laide du monde [7] ».

« Spot » était-il, pour Andy, un nom pour la tache, la « tache dans le tableau », qui surgit lorsque « le corps […] s’échappe de l’image qui d’ordinaire l’habille [8] », et que l’image de soi apparaît dès lors comme énigmatique, externe, étrangère ? Pour Andy, la profonde étrangeté se présentait, il le dit, comme un manque d’image : « Je suis obsédé par l’idée de regarder dans le miroir et de ne voir personne, rien. [...] Je suis sûr que je ne verrai rien [9]. » L’objet regard n’étant pas extrait par l’opération symbolique, il vacillait donc, distant et détaché, dans un monde instable. On peut dès lors se demander si ses portraits − qui témoignent d’une fascination pour le visage propre, plat, parfait − n’étaient pas justement un effort nécessaire pour se créer un visage, se construire une défense contre le réel. « Cela ne fait aucune différence [que] je représente mes propres chaussures, une bouteille de Coca-Cola ou que je filme [...]. Chaque fois que je fais quelque chose, l’effet final est un portrait. [...] Je n’ai jamais fait autre chose de ma vie [10]. »

Tout au long de sa vie, les portraits furent en effet, pour A. Warhol, un traitement du regard – un traitement à la fois de cette « tache » insupportable et du « rien » qui se trouve derrière : « Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, il vous suffit de regarder la surface : de mes peintures, de mes films et de moi, et je suis là. Il n’y a rien derrière [11]. » Il a ainsi réussi à s’identifier à une nouvelle façon d’aborder l’art, qui le plaçait, lui que l’on surnommait « Spot », sous les spot-lights.

Références

[1] Monnier J.-L., « Faire tache », Blog du Congrès 2024 de la NLS, https://www.nlscongress2024.amp-nls.org/blogposts/faire-tache-jeanlucmonnier

[2] Cf. Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto, no 94-95, 2009.

[3] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 558.

[4] Warhol A., The Philosophy of Andy Warhol (From A to B and Back again), San Diego, Harcourt Brace Jovanovich, 1975, p. 8.

[5] Ibid., p. 64.

[6] Carl Willers cité par V. Bockris, in Warhol, the Biography, Boston, Da Capo Press, 2003, p. 107.

[7] Ibid., p. 108.

[8] Monnier J.-L., « Faire tache », op. cit.

[9] Warhol A., cité par V. Bockris, in Warhol, the Biography, op. cit., p. 7.

[10] Ibid., p. 442.

[11] Warhol A., cité par G. Berg, in Andy : My True Story, Los Angeles Free Press, 17 Mars 1967, p 3.