Entre le néant

Olena Samoilova

 

« L’espace, avec rien au-dessus, rien au-dessous, un gigantesque néant entre les deux, et Hitchcock qui tombait au beau milieu de ce néant et qui n’allait ni vers le soir ni vers le matin… [1] »

C’est ce à quoi aspire Hitchcock, le personnage de la nouvelle de Ray Bradbury, « No Particular Night or Morning », « Ni un soir ni un matin  [2] », où tout se passe lors d’une expédition spatiale. Il est obsédé par la question de l’évidence : « Je ne crois à rien que je ne puisse voir, entendre ou toucher [3] ». Ne croyant pas à sa mémoire, il a besoin d’une tangibilité totale, à chaque instant. Tous les objets et les personnes qui disparaissent de sa vue s’évaporent réellement.

Dans l’espace, il n’y a ni nuit ni matin. Cette division symbolique lui est insupportable. Il va se suicider en s’élançant dans l’espace ouvert, se libérant du moment en tant que séparation symbolique pour percevoir l’infini non divisible.

La scène disparaît du champ visuel, mais le point le plus intime de cette disparition réside dans le passage à l’acte où le sujet rompt tout lien à l’Autre.

La vision constitue la réalité identique à elle-même. Or, le réel du regard est du côté de l’objet « rien », lequel échappe à toute identité. Pour Hitchcock, se trouver « au milieu de ce néant », c’est-à-dire le devenir, efface cet écart entre le regard et la vision. Le suicide est un acte dans lequel l’objet disparaît et tout le rapport à l’Autre tombe en poussière. Désormais, le regard ne concerne plus le sujet, tout comme la Terre qui n’est plus rien pour Hitchcock. En n’étant plus le centre de l’attraction signifiante, elle ne le regarde plus.

La décision spécifique de se retrouver « entre » ne se réalise pas uniquement dans la fiction. Cet automne, une série successive de suicides d’adolescents s’est produite à Kiev, avec une diffusion en direct du moment du suicide [4].

Dans le cas de l’enregistrement vidéo, le moment est aussi hors du symbolique. La jouissance du spectateur semble être mise en jeu ; à noter que l’on peut regarder l’enregistrement à l’infini. Mais qui est le véritable spectateur ?

Jacques-Alain Miller dit : « Dans le passage à l’acte […], il n’y a plus de spectateur. Il y a disparition de cette scène et […] le sujet est éventuellement mort. Ce sera lui, mort, qui regardera les autres et leur posera sa question, et leur fera sentir le pourquoi de son regard. [5] »

Dans notre langue, on appelle tout enregistrement un « écrit ». Dans cet écrit du suicide, la jouissance de l’Autre est à jamais piégée et ne dérangera plus le sujet. Disparaissant dans l’espace, Hitchcock en témoigne à la radio : « Je n’ai plus de mains. […] Pas de corps. Jamais eu. […] Rien. Rien que l’espace… l’espace… le gouffre. [6] »

Tout acte prend sa valeur et ses coordonnées d’un univers langagier. Le franchissement signifiant change le sujet en soi [7] au moment où il presse le bouton d’enregistrement, et non lorsqu’il saute par la fenêtre. Une fusion complète avec la jouissance est promise, tout en étant rien, dépourvu d’Autre et de toute signification. L’objet disparaît dans le gap du cadre, qui regarde le triomphe de jouissance spatiale.

Références

[1] Bradbury Ray, L’homme illustré, Paris, Gallimard, Folio, 2011, p 185.

[2] Bradbury Ray, « Ni un soir ni un matin », in L’homme illustré, Paris, Gallimard, Folio, 2011, pp. 171-185.

The Illustrated Man, No Particular Night or Morning  https://csuclc.files.wordpress.com/2013/03/illustrated-man-by-ray-bradbury.pdf

[3] Bradbury Ray, op. cit., p 172.

[4] https://radiotrek.rv.ua/news/podviyne-samogubstvo-u-pryamomu-efiri-u-kiievi-dvi-17-richni-divchini-vikinulis-z-bagatopoverhivki-foto-video_315540.html

[5] Miller J.-A., « Jacques Lacan : remarques sur son concept de passage à l'acte », Mental, 17, Avril 2006, p. 23.

[6] Bradbury R., op. cit., p. 184.

[7] Miller J.-A., « Jacques Lacan : remarques sur son concept de passage à l'acte », op. cit., p. 21.