Les deux faces de l'object regard

Xenia Kononenko


Imaginez les arches imposantes du pont Alexandre III à Paris, les flaques d’eau éclairées par les lampadaires. Imaginez, par ailleurs, des murs en ruine, des lampes déformées, des verres brisés, de vieilles tables et des boissons renversées sur un plancher en bois sombre... La présentation de la dernière collection de la Maison Margiela Artisanal [1], lors de la semaine de la haute couture sous la direction de Galliano, fait défiler, comme une série de poupées de cire, désarticulées et déformées, des mannequins qui déambulent dans un décor de bistrot parisien abandonné et lugubre. Cette présentation nous révèle les deux faces de l’objet regard.

Le regard est un objet agalmatique particulier, qui est au plus près de la fonction du désir. La présentation de cette nouvelle collection, un spectacle cinématographique quasi tout en noir et blanc, inspiré des photographies de Brassaï de 1920 et 1930, montre bien l’essence agalmatique de l’objet regard : paillettes et gloss ornent les visages des mannequins, visages vernis et voilés, comme des poupées à la peau de porcelaine. Mais cette présentation montre aussi la face cachée de l’objet regard, son côté palea : de véritables poils pubiens sont collés sur les costumes, des matières plastiques déforment des corps endoloris. Dualité séduisante – Lacan disait de la beauté qu’elle se voit dans le battement d’une fente ou par cette « fenêtre qu’on appelle un regard [2] ».

Lorsque le regard est pris dans la fonction de la séduction, il appelle la contemplation, il pacifie, il émancipe de la castration. Lacan évoque à ce propos la notion d’enchantement : on disparaît dans ce que l’on regarde. Le regard couvre alors le hiatus qu’il y a entre l’objet a et le manque dans l’Autre. C’est que, lorsque nous regardons et que nous sommes fascinés, nous neutralisons notre propre manque, nous sommes satisfaits. Et nous ne voyons pas le manque dans l’Autre.

Mais il y a une autre face de l’objet regard, celle qui reste à la fin de l’analyse. Jacques-Alain Miller, dans son propos sur « le partenaire-symptôme », indique que : « La formation de l’analyste se situe exactement en ce point d’assumer la conversion de l’agalma en palea, et, au-delà même, de la vouloir, quand bien même le sujet est à ce propos tout à fait encore aveugle, que c’est, pour lui, même impensable, voire douloureux, quand il y pense. [3] » C’est en effet seulement lorsque l’on peut envisager le manque qu’on peut se réapproprier sa subjectivité, renverser le jeu et le gagner à partir de son propre manque. Voilà l’envers de l’objet regard, il est sans beauté – la beauté étant le dernier voile par rapport au réel, comme le dit Lacan dans son Séminaire sur L’éthique de la psychanalyse [4]. L’éclipse, la chute de l’objet regard à la fin de l’analyse, et l’appréhension de la fonction de l’analyste comme semblant de cet objet permet d’apprendre à traiter autrement le symptôme, et ouvre à une nouvelle forme d’amour qui ne passe plus par la soumission constante au regard de l’Autre pour tenter de le séduire et de le charmer.

Trouver une nouvelle forme d’amour... C’est sans doute ce qui me plaît dans la chanson qui accompagne le spectacle, Now I Don't Need Your Love Anymore – maintenant je n’ai plus besoin de l’amour d’un Autre –, j’y trouve quelque chose de nouveau.

Références

[1] Cf https://www.youtube.com/watch?v=DgMJq67ZOwE.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XIII « L’objet de la psychanalyse », inédit. Cité par J.-A. Miller, « Les prisons de la jouissance », La Cause freudienne, n o 69, septembre 2008, p. 121.

[3] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, no 77, juillet 2002, p 12.

[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 271-281 et 337-348.