Samuel Beckett à la recherche inquiétante du regard aveugle

Despina Andropoulou

Film est un court-métrage muet de 22 minutes, écrit en 1963 par Samuel Beckett et réalisé en 1964 par le metteur en scène Alan Schneider. S. Beckett, dans son unique film, explore la structure du regard, voire du « savage eye » [1], de l’œil fauve qu’incarne la caméra à la poursuite d’un sujet qui devient le lieu d’un visible échappant à la conscience. Il précise le dispositif de l’action : « le protagoniste se scinde en deux, objet (O) et œil (Oe), le premier en fuite, le second à sa poursuite » [2]. « Il apparaîtra à la fin du film que l’œil poursuivant est celui non pas d’un quelconque tiers, mais celui du soi. » [3] 

Mû par la formule de l’évêque et philosophe idéaliste George Berkeley, critiquée à plusieurs reprises par Lacan [4], esse est percipi, « être c’est être vu », S. Beckett, en reversant la formule en non esse, cherche les conditions du non être et nous donne en trois scènes, ce que Gérard Wacjman résume de façon tout à fait pertinente : « Un vivant s’emploie à déshabiter tout, la ville, la société, le langage, sa maison, jusqu’à son propre corps. Comment soustraire sa présence ? Tout l’effort porte à séparer son corps de son image, à arracher son visage, à déposer son enveloppe visible. Se défaire de soi-même, mais sans se tuer ; s’extraire de la vie des voyants, mais sans se crever les yeux [5] ». Pour ce faire, assistant au tournage de son seul film, on imagine que S. Beckett n’avait donné qu’une consigne à son acteur, Buster Keaton : « Chercher à ne pas être. Par tous les moyens [6] ».

Le film, muet à l’exception du « chut ! » de la première partie, comporte trois moments : la rue, l’escalier et la chambre. Le spectateur assiste à la recherche menée selon une logique spéculative, démontrée de manière géométrique, des conditions permettant à O de ne pas ressentir « l’angoisse d’être perçu [7] ». Afin de présenter à l’écran la recherche du point de cécité dans l’Autre, qui offre au sujet un abri et permet la construction d’une « fenêtre » stable sur le monde, un cadre qui unifie le champ du visible et le met à la disposition du sujet qui se situe en dehors du tableau, S. Beckett invente « l’angle d’immunité [8] ». Recherche exacte, donc, d’un angle de vision qui ne doit pas excéder 45°. À 45° O est inconscient du regard, à 46° il est conscient. Le personnage « entre en percipi [9] », lorsque la caméra excède derrière son dos un angle de 45°.

Si, dans la première scène, le trait dominant est la parfaite adéquation des gens réfléchis les uns aux autres, l’apparition d’O (objet) sur le trottoir, qui fonce aveuglement en sens inverse des autres, perturbe l’inertie de la complaisance du miroir. Le mouvement de fuite consiste à échapper aux regards et à sortir de la capture en miroir. O trouve refuge dans une cage d’escalier. Oe épouvante une vielle dame qui descend. À la troisième scène, O s’enferme dans la chambre maternelle [10], un lieu qui, comme S. Beckett le précise, est un piège pour le sujet. O doit occulter toute source qui rappellerait l’omniprésence du regard (fenêtre, perroquet, chien, chat, etc.) mais en vain. Il est regardé de partout, tout fait tache. À la fin, « la recherche du non-être par suppression de toute perception étrangère achoppe sur l’insupprimable perception de soi [11] ». O ferme les yeux assis dans un fauteuil à bascule, Oe sort des limites imposées par l’angle d’immunité et O angoissé ouvre les yeux. Le film finit sur le sentiment d’inquiétante étrangeté.

Comme le note J.-M. Rabaté : « Beckett enlève le vernis de toutes les images de la condition humaine, tout en nous faisant nous voir reflétés dans son miroir sombre. Il rince et nettoie notre vision, montrant avec force que sa térébenthine nihiliste est le meilleur remède face à notre société moribonde du spectacle [12] ».

Références

[1] Lewis J., « Beckett et la caméra », in Chabert P. (s/dir.), « Samuel Beckett », Revue d’esthétique, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1990, numéro hors-série, p. 371.

[2] Beckett S., « Film », Comédie et actes divers, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009, p. 113.

[3] Beckett S., « Film », Ibid

[4]  « Observez qu’à ce sujet pur, ce sujet dont les théoriciens de la philosophie ont poussé jusqu’à l’extrême la référence unitaire, à ce sujet, dis-je, on n’y croit pas tout à fait, et pour cause. On ne peut croire qu’à lui – du monde – tout soit suspendu, et c’est bien ce en quoi consiste l’accusation d’idéalisme. » Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 4 mai 1966, inédit. « Peut-être l’analyse nous introduira-t-elle à considérer le monde comme ce qu’il est  imaginaire. Ça ne peut se faire qu’à réduire la fonction dite de « représentation », à la mettre là où elle est : soit dans le corps. Il y a longtemps qu’on se doute de ça. C’est même en ça que consiste l’idéalisme philosophique. […] C’est pourquoi il y a quand même eu quelques évêques dans l’affaire, l’évêque Berkeley notamment. […] Le réel n’est pas le monde. Il n’y a aucun espoir d’atteindre le réel par la représentation. » Lacan J., La Troisième, Paris, Navarin, 2021, p. 17.

[5] Cf. Wajcman G., in Wajcman G., Mréjen V., Quemener M., Intérieur, Paris, IMEC, 2017.

[6] Assouline P., « Buster Keaton entravait que dalle à Samuel Beckett », La République des livres, 14 août 2017, disponible sur internet https://larepubliquedeslivres.com/buster-keaton-entravait-que-dalle-samuel-beckett/comment-page-2/

[7] Léoni-Figini M., « Samuel Beckett » mars 2007, disponible sur internet. https://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-beckett/ENS-beckett.html

[8] Beckett S., « Film », op. cit., p. 113-114.

[9] Ibid.

[10] Ibid. p. 132.

[11] Ibid., p. 113.

[12] Brown L., « Beckett, Lacan and the gaze » 2019, disponible sur internet. https://llewellynbrown.weebly.com/beckett-gaze.html