La vibe c'est jouir

Cyrus Saint Amand Poliakoff


Les mots désignent parfois le style de jouissance propre à un moment culturel. [1] Autrefois, la culture impliquait un certain temps et un certain lieu. La numérisation produit de la culture partout et nulle part, tout comme le regard universel qu’elle forme et auquel elle répond. Aujourd’hui, l’un des noms du jouir c’est vibe. La vibe est une jouissance organisée par le regard. Ce mot existe depuis un moment, le regard aussi. Quelle est la particularité de ces deux-là à notre époque ?

 

Le style captive les corps

Sean Monahan, un prévisionniste de tendances basé à Los Angeles, a utilisé le terme « changement de vibe » lors du retour social post-confinement : « Ce sentiment de timeliness [2] est, en fin de compte, ce à quoi je faisais référence lorsque j’ai inventé le terme “changement de vibe” dans un article sur mon Substack en juin 2021. Pourquoi quelque chose semble-t-il à la mode ou pas ? Pourquoi un objet culturel semble-t-il représentatif d’une époque alors qu’un autre ne l’est pas ? Le juge de la Cour suprême des États-Unis, Potter Stewart, a refusé de définir l’obscénité, déclarant plutôt en 1964 : “Je la reconnais quand je la vois”. Les tendances sont un peu comme ça. Vous les reconnaissez quand vous les voyez : il vous suffit de porter vos lunettes de reconnaissance de formes. [3] » Les vibes dépendent de dynamiques de reconnaissance sociale qui impliquent une modalité de regard propre à chaque époque. Une vibe est difficile à capturer sans la condition « reconnaissant en voyant ». Qui regarde et qui est vu est moins important que ce qui regarde et ce qui est vu. Les lunettes de reconnaissance de formes sont des algorithmes.

La vibe est déjà post-clichée. Quelques exemples d’utilisations pour donner une touche contextuelle :

« Nous vibons », dit un patient en parlant de sortir avec une nouvelle amie ;

« Ce n’est pas une vibe », dit une patiente qui se plaint que sa petite amie utilise toujours cette expression ;

« J’aime bien sa vibe », dit quelqu’un à propos de quelqu’un d’autre ;

« C’est comment la vibe là-bas ? », demande quelqu’un avant d’aller à une fête.

Les vibes s’expriment le plus clairement dans la fonction de l’imaginaire : les images organisent les corps. Quand quelqu’un vibe, il jouit, il est joui, le corps jouit de sa propre image. Quand quelqu’un s’interroge sur la vibe d’une scène particulière, il s’interroge sur le style de jouissance en jeu. Il y a différentes vibes dans différentes scènes, qui sont toujours vues. Une vibe dépend du principe selon lequel je suis vu jouir / je jouis d’être vu[4] Il y a une jouissance stylisée par le regard. Des sous-ensembles de styles de jouissance sont organisés en fonction de la vibe vue. La jouissance de l’image des corps propose des scènes comme des liens sociaux. En 1953, avant d’écrire le « Rapport de Rome », Lacan présente sa triade dans un discours intitulé « Le symbolique, l’imaginaire et le réel [5] ». Il démontre un principe fondamental du symbolique : la parole comme intermédiaire entre deux images. Le langage peut intervenir dans la relation corps-contre-corps, image-contre-image. Aujourd’hui, c’est la jouissance de l’image-contre-image qui domine. L’élément de parole entre deux corps passe au second plan.

Jouissance Lifestyles

Le style est un style de vie, un style-jouissance[6] Les marques dépendent de la commercialisation d’un style de vie, via les influenceurs des médias sociaux. Pourquoi les milléniaux ont-ils les mêmes goûts ? Les algorithmes déterminent ce que vous voyez, et ce que vous achetez vous voit et vous renvoie votre vision dans une boucle de plus en plus serrée. Cela ne concerne pas seulement la mode et les produits de consommation, mais aussi la musique en streaming, les films et les idéologies politiques. La régression infinie des contenus partageant les mêmes idées est un effet du regard porté sur nos réseaux numériques. La « chambre d’écho » des médias sociaux, souvent décriée, est en réalité une chambre-de-regard. [7]

La politique, c’est la mode. Postez une phrase tendance au regard de tous, c’est votre ticket d’entrée dans une tribu où vous pouvez regarder et être regardé en position de jouissance. Marie-Hélène Brousse a écrit sur la montée de la fraternité anticipée par Lacan et sur le nouvel identitarisme auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. [8] La ségrégation par modalités de jouissance a été facilitée et produite par le regard algorithmique. Il existe des exemples à gauche et à droite dans la culture américaine. L’émeute du 6 janvier 2021 a été alimentée par la vibe de Trump avec son public et par les rassemblements d’extrême droite, propulsés par les chambres-de-regard YouTube de QAnon, et qui se sont répandus dans les rues. Les libéraux sont critiqués pour leur « signal de vertu », en republiant du contenu tout fait afin que chacun puisse être vu portant un style idéologique particulier. Amener la souffrance des marginalisés sous le feu des projecteurs afin qu’elle se généralise, jusqu’à ce qu’une nouvelle position soit nécessaire pour s’attaquer à la souffrance autrefois marginalisée qui est devenue virale. Cela s’est produit avec le terme « woke » qui a fini par alimenter les groupes d’extrême droite et de suprématie blanche réanimés par la jouissance d’une victimisation imaginaire de la part des mouvements sociaux progressistes. Les nouveaux féminismes ont gonflé la manosphère. Pourquoi cela nous surprend-il encore ? Le film Barbie de 2023 incarne cette dialectique du spectacle politique : des volte-face entre scène centrale et marginalisation à une vitesse croissante pour produire des résultats absurdes et horrifiants. Une reconnaissance qui dépend du regard est aujourd’hui fondamentalement une méconnaissance, car le désir n’est jamais de l’ordre du visible. La reconnaissance glisse rapidement vers l’aliénation. [9]

La fonction du regard s’étend au-delà du scopique, car le pouvoir des images est tellement gonflé qu’il englobe les autres objets a. Être vu et être entendu se confondent avec la jouissance de l’image de soi. Ai-je une place dans l’Autre où l’on me voit jouir, souffrir ? Le spectacle du surmoi devient regardez mon corps jouir. Regardez mon corps se détruire. Les images ordonnent les liens sociaux en nous tenant captifs dans une position de jouissance. Tout le monde vibe et stim [10] ces jours-ci parce que ce que vous regardez vous regarde. Le pouvoir est contrôlé par la modalité inéluctable du visible dans notre économie de déficit d’attention. La psychanalyse peut continuer à refuser ce pouvoir du regard. [11] Sinon, il ne restera que des miroirs.

Références

[1] Cf. Miller J.-A., « Lacan clinicien », The Lacanian Review, American Lacan, no 12, mai 2022. Je trouve la remarque de J.-A. Miller de 1984 particulièrement pertinente trente ans plus tard : « En effet, dans sa définition la plus générale, la culture est ce qui accommode, apprivoise et adoucit l’impossible à supporter ; c’est l’ensemble des artifices permettant de supporter le réel, de l’endurer, patiemment. Je dirais même que les styles et les modes répondent de plus en plus à ce qui est insupportable à une époque. », p. 120.

[2] Timeliness : au bon moment, une convergence qui capture l'air du temps, lié à la temporalité des tendances dans ce contexte.

[3] Monahan S., « I predicted the ‘vibe shift’ – and watched it sweep the world. Here’s what it actually means. » « J’ai prédit le “changement de vibe”  et je l’ai vu déferler sur le monde. Voici ce que cela signifie réellement. », The Guardian, 19 décembre 2022, disponible sur internet : https://www.theguardian.com/fashion/2022/dec/19/how-can-you-spot-a-vibe-shift-that-transforms-popular-culture-ask-me-i-literally-invented-the-term .

[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 71.

[5] Lacan J., « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », dans Des noms du père, Paris, Seuil, 2005, p. 11.

[6] Cf. Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne no 77, 2011/1, p. 135-174. J.-A. Miller rapproche les deux signifiants, jouissance et vie, après avoir développé le mouvement de Lacan de Je suis à Se jouit dans cette leçon magistrale sur la jouissance.

[7] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 278.

[8] Cf. Brousse M.-H., « Woke ou le racisme au temps du Multiple-sans-l’Un », Lacan Quotidien, no 931, 7 juin 2021, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse op. cit., p. 376.

[10] Stim : La stimulation vient de la communauté des autistes, mais elle s'est répandue dans l'usage courant pour désigner les personnes qui s'auto-soignent, s'auto-stimulent, utilisent leur téléphone. C'est une jouissance masturbatoire.

[11] Cf. Miller J.-A., « L’image reine », La Cause du Désir, no 94, 2016/3, p. 26.