Le règne de l'image

Alan Rowan

 

En ce XXIe siècle, l’image, la plupart du temps sous sa forme numérique, a envahi tous les aspects de la vie humaine. Cet envahissement bouleverse la culture humaine, comme l’a fait jadis la naissance de la page imprimée, qui a provoqué un énorme changement culturel et social, permettant aux gens, d’une part, d’avoir accès à des idées, à des connaissances, à de l’information, à quoi ils n’avaient pas accès précédemment, et leur permettant, d’autre part, d’entrer pour la première fois dans un monde bruissant d’opinions et de perspectives multiples

C’était le début de la fin de ce qu’on pourrait appeler les « grands récits » qui organisaient et chiffraient la vie humaine (la religion, la distinction de la société à « classes sociales », etc.). Aujourd’hui, nous pouvons en tirer une conclusion. Jacques-Alain Miller la tire d’ailleurs avec une grande clarté : « À la place des termes de structure transcendantaux, qui sont d’une dimension autonome préalable à l’expérience et la conditionnant, nous avons le primat de la pratique. Là où il y avait la structure transcendantale, nous avons une pragmatique, et même une pragmatique sociale » [1].

En d’autres termes, nous vivons aujourd’hui, dans et par un réseau fait de routines et d’inventions, où, pour citer à nouveau J.-A. Miller, « tout est maintenant une question d’arrangement. On ne rêve plus du dehors. Il n’y a plus que trajectoires, arrangements, régimes de jouissance » [2]. Tel est le contexte dans lequel règne maintenant l’image, contexte propre à notre époque post-moderne, que l’on peut appeler « la civilisation de l’image ».

Bien sûr, cette montée en puissance de l’image, ou de ce que l’on peut appeler la culture « visuelle », n’a pas surgi d’un coup.

Ce fut d’abord la photographie qui fit son apparition. Inventée en 1822, elle importe, comme l’affirme Roland Barthes, un nouvel objet dans le monde : « Dans la photographie, en effet, […] le rapport des signifiés et des signifiants n’est pas de “transformation” mais d’“enregistrement”. […] La scène est là captée mécaniquement, mais non humainement. » [3] En d’autres termes, le référent de la photographie est l’objet qui apparaît en elle, à un moment bien précis. Lorsque nous la regardons, nous la lisons sans avoir besoin d’un code qui devrait nous apprendre à la déchiffrer. Ici, le sujet nous est directement adressé, et nous persuade que « cela a existé ».

Ensuite, le cinéma fit son apparition, et, avec lui, le spectateur. Le spectateur est plongé dans un récit imaginaire qui brouille la frontière entre le fantasme et la réalité, et laisse dans l’ombre l’idéologie que draine « l’image en mouvement ». C’est la naissance de la propagande de masse et, parallèlement, le caractère insidieux de la publicité. Avec l’apparition de la télévision dans les années 1950, ce pouvoir entra dans chaque maison.

Enfin, avec l’invention du smartphone, l’écran et l’image (par exemple : les selfies) sont devenus omniprésents pour chaque être humain. Pour avoir une idée de l’ampleur de ce changement de culture, retenons ces surprenantes statistiques : les adolescents américains âgés de 11 à 14 ans passent en moyenne neuf heures par jour devant leurs écrans ; les enfants de 8 à 10 ans passent six heures par jour devant leur écrans [4].

Nous pouvons mesurer aussi l’incidence de la puissance de l’image sur le corps des femmes. En effet, en 2022, le nombre de femmes américaines qui ont eu recours à une intervention de chirurgie esthétique s’élevait à 1 498 311. Et on peut supposer que, dans les dix prochaines années, le nombre de femmes américaines qui auront recours à une chirurgie esthétique s’élèvera à plus de 11 % [5].

Lacan a parlé de la fonction de l’image dans la vie humaine à différents moments de son Séminaire, depuis le rôle crucial du regard (au sens large) et son effet psychique dans le stade du miroir, jusqu’à la présence du regard, par lequel l’objet de la pulsion scopique apparaît sous la formule de « se faire voir ». Il a également insisté sur le fait que l’espace visuel a des effets étranges, même lorsqu’il existe un objet visuel partagé, ce qu’il formule en déclarant : « Jamais tu ne me regardes là où je te vois » [6]. Autrement dit, le perçu possède une structure signifiante pour chaque sujet.

Le stade du miroir introduit une image structurante dans la vie du nourrisson. Le nourrisson acquiert, par un acte d’identification, un corps unifié, un Un-corps, par lequel le Je émerge comme une consistance, sous « une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre » [7]. Ce point assez crucial indique comment l’Imaginaire est médiatisé par le Symbolique, dès le départ via l’Idéal du Moi. Ainsi, si le moi donne au sujet une consistance, c’est cependant une consistance sujette à de perpétuelles transformations.

Le sujet contemporain se trouve pris dans une « tyrannie de l’amélioration de soi » où règne l’image, qu’exploite le capitalisme tardif. Les signifiants-maîtres d’aujourd’hui disent au sujet : « Sois plus ! Fais plus ! Aie plus ! », idéal qui fonctionne, comme dit Lacan, corrélativement au surmoi moderne qui dit : « Jouis ! ». Ici, le règne de l’image et le rouage de la consommation capitaliste fusionnent en déplaçant le sujet du désir vers la jouissance.

Maurice Merleau-Ponty a accentué l’opposition entre « voir » et « être vu ». Contre cette réciprocité, Lacan a introduit l’objet pulsionnel non spécularisable, qui ne se limite pas au regard de l’autre.

Lacan a choisi l’exemple que Sartre développe dans L’être et le néant, où un voyeur entend un bruit, bruit qui perturbe son acte de voir, et le plonge dans la honte – cette honte du voyeur est tout à fait différente de l’expérience d’un exhibitionniste. Ici, le sujet éprouve un « être vu » par l’Autre qui implique une satisfaction pulsionnelle, comme dans l’exemple cité – tandis que dans le cas de la paranoïa, le sujet a sentiment d’être menacé.

Cet « être vu » de la pulsion scopique est aussi présent dans l’addiction au porno qui peut être rendu perplexe par sa pulsion scopique, compulsive et répétitive. Le sujet ressent un « être vu » de satisfaction/jouissance pulsionnelle qui occulte son implication. Dans une moindre mesure, n’est-ce pas le « doom scrolling » [8] dont se plaignent les gens aujourd’hui ?

RÉfÉrences

[1] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, octobre 1999, p. 18.

[2] Miller J.-A., « Intuitions milanaises », Mental, n° 11, décembre 2002, p. 18.

[3] Barthes R., « Rhétorique de l’image », in Communications, n° 4, Paris, Seuil, 1964, p. 46.

[4] https://dataprot.net.statistics.

[5] https://www.plasticsurgery.org, 2022 ASPS Procedural Statistics Release (à peu près 90% de telles procédures sont effectuées par des femmes).

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 95.

[7] Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 94.

[8] Le terme de « Doom scrolling » est entré dans le dictionnaire anglais Oxford en 2020. Il désigne l'activité qui consiste à rechercher machinalement des pages web ou des médias sociaux, en particulier des contenus négatifs. Cette activité peut enfermer le sujet dans un cycle incessant d’indignation et d’angoisse.