Ce qui nous regarde

Elfi Lefeuvre


Le Dr Lacan a 20 ans quand, jeune intellectuel, il allait se baigner dans quelque pratique directe, rurale, chasseresse, voire marine. Un jour, sur un petit bateau avec une famille de pêcheurs quelque part en Bretagne dans les années ’20, quand encore « le pêcheur pêchait dans sa coquille de noix, à ses risques et périls, [mais] ce n’était pas tout le temps risques ni périls, il y avait aussi des jours de beau temps [1] » — et nous pouvons ajouter, au vu des commentaires qui suivent, que ces jours de beau temps devaient être plus nombreux pour le jeune étudiant intellectuel qu’il était que pour son partenaire de pêche mentionné dans le livre XI de son Séminaire, ainsi que cinq ans plus tard dans son Séminaire D’un Autre à l’autre. En effet, comme Freud au sujet de son trouble sur l’Acropole, il témoigne d’un certain malaise au souvenir de cette « petite histoire [2] » qu’il nous livre : un jour, dans un petit bateau, en compagnie de Petit-Jean, « comme toute sa famille, disparu […] du fait de la tuberculose, […] maladie vraiment ambiante dans laquelle toute cette couche sociale se déplaçait [3]», précise-t-il pour souligner la différence entre eux et le jeune étudiant parisien qu’il était. Ce jour donc, Petit-Jean lui montre une boîte à sardines flottant à la surface des vagues. « Elle flottait là dans le soleil, témoignage de l’industrie de la conserve, que nous étions […] chargés d’alimenter [4] ». En français, une boîte à sardines a un sens métaphorique qui désigne péjorativement un endroit exigu. L’industrie de la conserve aurait donc pour fonction l’échange des objets et les sardines seraient destinées à nourrir la voracité de la bouche industrielle, pourrait-on dire. « Elle miroitait dans le soleil. Et Petit-Jean me dit — Tu vois, cette boîte ? Tu la vois ? Eh bien, elle, elle ne te voit pas ! [5] » Lacan souligne ne rien avoir compris au fait que Petit-Jean trouvait cette remarque si drôle, contrairement à lui, et il se demande pourquoi. Cela tiendrait-il à l’écart entre le jeune intellectuel et « ces types qui gagnaient péniblement leur existence, dans l’étreinte avec ce qui était pour eux la rude nature [6] » ? Car, « moi, [dit-il] je faisais tableau d’une façon assez inénarrable. […] je faisais tant soit peu tache dans le tableau. Et c’est bien de le sentir qui fait que rien qu’à m’entendre interpeller ainsi, dans cette humoristique, ironique, histoire, je ne la trouve pas si drôle que ça. [7] » On pourrait alors penser que, d’une certaine façon, le regard de l’Autre social, un regard surmoïque sévère, surgit de la boîte à sardines qui flotte, reflétant une sorte de - φ que le jeune étudiant parisien ne trouve pas si drôle. Comme Freud sur l’Acropole, Lacan a affaire à l’objet regard. « Ce qui est lumière me regarde […]. C’est bien plutôt elle qui me saisit, me sollicite […] et fait du paysage […] autre chose que j’ai appelé le tableau [8] ».

Nous notons aussi que dans le Séminaire XVI, Lacan se souvient de l’anecdote de la boîte à sardines à l’occasion du « reproche [9]» qui lui est adressé car il aurait osé écrire quelque part « Freud et moi [10]». C’est à cette occasion qu’il précise : « le rapport de cette anecdote avec Freud et moi laisse ouverte la question d’où je me place dans ce couple. Eh bien, rassurez-vous, je me place toujours à la même place, à celle où je reste encore vivant. Freud n’a pas besoin de me voir pour qu’il me regarde.[11] »

Références

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 88.

[2] Ibid. p. 89.

[3] Ibid. p. 88.

[4] Ibid. p. 89.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 92.

[10] Ibid.

[11] Ibid.