Homère et Lacan. La pudeur, l'aidos : une position

Dora Pertesi


Certaines coordonnées de la pudeur chez Homère

Nous rencontrons à plusieurs reprises le mot « pudeur » dans l’Iliade d’Homère [1]. La première fois, c’est lorsqu’Ulysse, indigné par l’impudence de Thersitis, le menace. Dans ce passage [2], l’organe mâle est appelé aidos – pudeur [3] –, et il est voilé.

La déesse Athéna, quant à elle, exprime sa désapprobation lorsque le dieu Arès n’entend pas, au point d’en devenir fou et de perdre sa pudeur [4].

Par ailleurs, alors que les Troyens sont prêts à brûler les navires des Achéens, Nestor supplie ses compagnons de guerre de faire face à leurs parents, même si ceux-ci ne sont pas là pour les voir, et de sentir leur pudeur [5]. La pudeur est ici directement liée au regard de parents.

Enfin, nous retrouvons le mot « pudeur » dans la bouche de la déesse Héra. Dans le contexte de la guerre entre les Grecs et les Troyens, alors que les premiers ont reculé, la déesse prend la parole. Elle les désapprouve et leur crie, afin qu’ils défendent leurs terres et restent à leur place : « Aidos Argiei. Vous n’avez pas honte d’avoir perdu votre courage pour avoir battu en retraite en abandonnant votre position. [6] »

Cette dernière phrase est très célèbre – même ceux qui n’ont pas lu Homère la connaissent en effet. Si, en première lecture, Aidos exprime un cri de guerre, en seconde lecture, il désigne une position – si on a perdu cette position ou si l’on s’en est éloigné, on doit y revenir.

La pudeur chez Lacan comme position du sujet

Pour Lacan, dans son Séminaire « Les non-dupes errent », « la seule vertu, s’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est la pudeur [7] ». La pudeur, comme vertu, consiste donc en une position, une place : on y est, ou on n’y est pas.

Cette thèse du Séminaire XXI a été précédée par les élaborations du Séminaire L’envers de la psychanalyse, plus précisément dans la dernière leçon de ce Séminaire où Lacan évoque plus de vingt fois le signifiant « honte » – qui est un antonyme de la pudeur, selon Jacques-Alain Miller [8].

Lacan commence cette dernière leçon du Séminaire XVII en constatant que « mourir de honte est en effet rarement obtenu [9] ». Il lie ensuite ce « mourir de honte » au signifiant heideggérien de « l’être pour la mort ». Et complète sa réflexion en indiquant que le sujet moderne ne peut pas mourir de honte car il maintient à toutes forces un discours du maître perverti, c’est-à-dire le discours universitaire. Et il termine cette leçon en disant que : « vu ce qu’il en est de ce que j’avance pour la plupart d’entre vous, c’est que, pas trop, mais justement assez, il m’arrive de vous faire honte »[10], de vous mettre dans une position où vous pouvez ressentir de la honte, où vous pouvez en être affecté.

J.-A. Miller dans son article souligne que la honte est un rapport à la jouissance qui touche le plus intime du sujet. Plus précisément, il souligne que dans notre civilisation moderne la disparition de la honte signifie que le sujet cesse d’être représenté par un signifiant qui vaille, un S1, sa carte de visite, comme dit Lacan, et qui est l’être pour la mort.

C’est-à-dire que le sujet moderne, qui est gouverné par le discours capitaliste, est un sujet errant, tyrannisé par son bonheur, par le primum vivere. Il manque de repères, d’idéaux pour s’orienter dans la vie, il lui manque la boussole du S1, sa carte de visite, une position qui le lie à la pudeur. Devons-nous considérer que cette position est disparue à jamais, de manière irréversible ? Ou est-il possible de la récupérer et, dans ce cas, comment la récupérer ?

Faisons-nous une hypothèse. Héra criait aux guerriers grecs : « Aidos Argiei. Vous n’avez pas honte d’avoir perdu votre courage pour avoir battu en retraite en abandonnant votre position. » Ce cri, ce S1, affecte les guerriers et les mobilise à reprendre leur position. Ce S1, cette carte de visite, pourrait être remplacé par n’importe quel autre signifiant qui a marqué la vie d’un sujet moderne dans la mesure où l’analyste, en le lui criant, pourrait ainsi le ramener à une position de pudeur et de honte.

Références

[1] Homère, Iliade, Athènes, 1992, Zacharopoulos, trad. Komninos, Kakridis.

[2] Ibid., B 260-262.

[3] Cf. Vocabulaire de la langue grecque, Liddell et Scott, Athènes, I. Sideris, trad. X. Moschos. 

[4] Homère, Iliade, op. cit. O125-129.

[5] Ibid., O61-666.

[6] Ibid., E 787.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 12 mars 1974, inédit.

[8] Miller J -A., « Note sur la honte », https://www.wapol.org/fr/articulos/Template.asp

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil,1991, p. 209.

[10] Ibid., p.  223.