Ce qu'on voit, n'est pas le réel

Bruno de Halleux


Sur la fonction du regard, Jacques-Alain Miller oppose les positions de Merleau-Ponty et de Lacan [1]

Chez Merleau-Ponty, il y a l’illusion que ce que je vois est le réel. On y trouve une coappartenance du monde et de l’être. C’est la raison pour laquelle J.-A. Miller épingle la philosophie de Merleau-Ponty comme une description méthodique de l’imaginaire. Il y a l’objet, il y a son image et on considère que l’on va de l’un à l’autre, que l’un est le miroir exact de l’autre.

Pour Lacan, la dimension du voir et du regard se joue autrement. Le sujet barré, comme l’objet petit a, font trou par rapport à cette réversibilité imaginaire. Lacan introduit une dissymétrie entre le réel et ce qu’on en aperçoit. L’objet petit a fait obstacle à la réversibilité, l’objet petit a appelle toujours la fonction d’un voile qui cache.

Dans le monde de Merleau-Ponty, il règne une plénitude, une sérénité, il y a accord entre l’objet et son image. Concernant le regard, nous sommes dans le familier, le connu, le Heimlich.

À l’opposé, le regard pour Lacan se corrèle à l’Unheimlich, à l’étrangeté. Son rapport à l’œuvre d’art se distingue de celui de Freud. Celui-ci voyait l’art comme une sublimation, une voie dès lors pour traiter la pulsion. Pour Freud le regard artistique élève, il vise à compenser, à balancer un monde où la pulsion de mort règne. 

Or, cet idéal du beau est d’abord un voile. Il recouvre et laisse entrapercevoir ce qui est, ce qui ne se voit pas et qui pourtant se loge au plus intime de l’œuvre. Ce qui n’est pas vu, ce qui échappe au regardeur et qui en même temps agit sur lui, sur ses affects, c’est, pour le dire en raccourci, l’objet a qui se corrèle au réel !

Dans l’art contemporain aujourd’hui, l’objet d’art n’est plus dans un rapport métaphorique avec le sens. Il se trouve en rupture avec la réalité. Il touche au réel sans l’habillage de l’image. Ce n’est plus un regard, comme celui de Freud, vers le haut, c’est un regard sur l’objet en tant que tel.

Francis Bacon nous rend compte de son effort pour serrer le réel dans ses peintures. Peintre du réel, il fait sauter la barrière entre ce qui voile le réel et le réel lui-même.

Il est, dit-il, un peintre qui ne s’attache ni au figuratif, ni au narratif, mais un peintre qui vise la sensation. Ce qui compte pour lui, c’est la présence de la peinture comme telle, la présence du corps de l’artiste, de son geste, de l’instant de son acte de peindre. F. Bacon explore plus que jamais la voie du portrait. Parce qu’il traque une vérité au-delà de la surface des êtres.

Par ailleurs, il ne peint que les gens qu’il apprécie, ceux qui le touchent et qui l’affectent. « Chaque forme que vous faites a une implication, donc quand vous peignez quelqu’un, vous savez que vous essayez, évidemment, de vous rapprocher non seulement de son apparence, mais aussi de la manière dont il vous a touché. [2] »

Son modèle le plus peint est son amant, George Dyer. Toujours élégant, c’est un modèle privilégié. Si Bacon prend de grandes libertés quand il compose et recompose l’image de ses amis, c’est avec George Dyer qu’il va le plus loin, il lui triture les chairs jusqu’à le faire quasiment disparaître dans la peinture.

Peintre portraitiste, Bacon développe cette idée : « Avec la photographie maintenant, c’est tellement facile d’enregistrer un portrait de quelqu’un, on peut en faire une illustration. Mais pour refaire le portrait par des taches irrationnelles, ça rend – si ça marche et je ne sais pas pourquoi – ça rend le portrait beaucoup plus vrai et beaucoup plus ressemblant. Ce n’est pas quelque chose qui passe par l’intelligence, mais ça vous choque tout de suite sur l’instinct. Un portrait, c’est plus mystérieux si on peut le faire sans l’illustrer. [3] »

La peinture, celle de Bacon, n’est pas à comprendre, elle se vit, elle se sent, elle nous émeut, elle échappe au rationnel, au fermé, au consistant. Elle nous emporte dans cette zone opaque où les affects sont mobilisés, où le corps se fait non pas image ou mot, mais pur réel. Au-delà de se faire homme, Bacon s’efforce de peindre l’homme dans ce qui fait son existence la plus intime.

Références

[1] Cf. Miller J.-A., « D’un regard, l’étrangeté », La Cause du désir, n° 102, juin 2019, p. 45 et sv.

[2] Sylvestre D., Entretiens avec Francis Bacon, traduit de l’anglais par Michel Leiris, Genève, Éditions d’Art, Albert Skira, 1996, p. 250.

[3] Bacon F., Invité des « Après-midis de France Culture », le 12 juillet 1976, podcast disponible sur internet : https://www.radiofrance.fr/franceculture/francis-bacon-moi-meme-j-ai-tout-regarde-et-j-ai-tout-absorbe-je-suis-une-sorte-de-butineuse-1888149.