L’acting out depuis l’invisible dans le visible

Perla Miglin

 

Mettre en parallèle deux citations de Lacan peut paraître a priori inattendu et pourtant celles-ci mobilisent dans les deux cas l’objet regard. La première citation trouve son assise dans l’égarement d’un analyste chevronné de l’IPA où l’un et l’autre des partenaires se faisant regard chacun à son tour s’entendent pour produire un acting out de la plus belle facture. La seconde concerne le sujet obsessionnel, son corps et sa gonfle imaginaire sous le regard d’un Autre à la jouissance définitivement insatiable.

Citons Lacan : « Il s’agit d’Ernst Kris […] un sujet inhibé dans sa vie intellectuelle et spécialement inapte à aboutir à quelque publication de ses recherches, – ceci en raison d’une impulsion à plagier dont il ne semble pas pouvoir se rendre maître. Tel est le drame subjectif. [1] »

« Et un beau jour, le voici qui arrive à la séance avec un air de triomphe. La preuve est faite : il vient de mettre la main sur un livre à la bibliothèque, qui contient toutes les idées du sien. On peut dire qu’il ne connaissait pas le livre, puisqu’il y a jeté un œil il n’y a pas longtemps […]. C’est ici qu’Ernst Kris, de sa science et de son audace, intervient […]. Il demande à voir ce livre. Il le lit. Il découvre que rien n’y justifie ce que le sujet croit y lire. C’est lui seul qui prête à l’auteur d’avoir dit tout ce qu’il veut dire. [2] » « “Il n’y a que les idées des autres qui sont intéressantes, ce sont les seules qui soient bonnes à prendre ; s’en emparer est une question de savoir s’y prendre”. [3] »

« À ce point, nous dit Kris, de mon interprétation, j’attendais la réaction de mon patient. Le patient se taisait, et la longueur même de ce silence, affirme-t-il, car il mesure ses effets, a une signification spéciale. Alors comme saisi d’une illumination subite, il profère ces mots : “Tous les midis, quand je me lève de la séance, avant le déjeuner, et avant que je ne retourne à mon bureau, je vais faire un tour dans telle rue (une rue, nous explique l’auteur, bien connue pour ses restaurants petits, mais où l’on est bien soigné) et je reluque les menus derrière les vitres de leur entrée. C’est dans un de ces restaurants que je trouve d’habitude mon plat préféré : des cervelles fraîches”. [4] » Fin de l’histoire.

Ce n’est pas sans surprise que je me suis tournée vers le premier chapitre du Séminaire XXIII, où une phrase de Lacan m’est restée énigmatique : « More geometrico, à cause de la forme, chère à Platon, l’individu se présente comme il est foutu, comme un corps. Et ce corps a une puissance de captivation qui est telle que, jusqu’à un certain point, c’est les aveugles qu’il faudrait envier. […] L’étonnant est que la forme ne livre que le sac […], car elle est quelque chose qui se gonfle. […] L’obsessionnel en est féru […] car […] il est de l’ordre de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. On en sait les effets, par une fable. Il est particulièrement difficile, on le sait, d’arracher l’obsessionnel à cette emprise du regard. [5] »

Obsession donc du plagiat, voire du plagiarisme pour le patient où l’on voit dans ce cas combien il fut difficile d’arracher le couple analysant-analyste à cette emprise du regard. Lacan se fait alors Dupin et confond l’analyste qui se croit détenteur d’une réalité qu’il voit alors qu’il est aveugle à l’invisible dans le visible même.

Références

[1] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 598-599.

[2] Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la “Verneinung” de Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 394.

[3] Ibid., p. 397.

[4] Ibid.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 18.